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Publié le mercredi, 24 septembre 2008 à 21h13

Le destin

Par Vincent Cespedes

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PAVESE. Enfant j'ai eu la superstition des " bonnes actions ".

Cesare le regarde, l'air intrigué.

PAVESE. Quand je devais courir un danger, subir un examen, par exemple, je faisais attention pendant ces jours-là à ne pas être méchant, à n'offenser personne, à ne pas élever la voix, à ne pas avoir de mauvaises pensées. Tout cela pour ne pas m'aliéner le destin.

CESARE. Tu es maître de toi, de ton destin. Tu es célèbre comme quelqu'un qui ne cherche pas à l'être. Et pourtant tout cela finira. Cette profonde joie qui est tienne, cette ardente satiété, est faite de choses que tu n'as pas calculées. Elle t'est donnée. Qui, qui, qui remercier ?

PAVESE. Si tout le monde comprenait comme j'ai compris — ce matin je pleurais de rage — ce qu'est cette condamnation à l'identité, à la prédestination, qui fait que chez l'enfant de six ans, sont déjà gravées toutes les impulsions, les capacités et la valeur qu'aura l'homme de trente ans, personne n'oserait plus penser au passé et on inventerait un détersif pour laver la mémoire. Dans la vie quotidienne, on croit qu'on est différent, que l'expérience nous transforme, on se sent joyeux, maître de soi, mais imagine qu'il arrive une crise...

CESARE. On fera immanquablement comme on a fait par le passé, on s'enfuira si on est un lâche, on résistera si on est courageux.

PAVESE. Il s'agit de comprendre, de peser, d'apprécier : c'est une question de goûts, et les goûts ne changent pas, c'est bien connu. Celui qui a peur du noir, aura peur du noir.

CESARE. Je commence à croire qu'il y a une Providence.

PAVESE. Cela semble une sottise mais ce n'en est pas une.

CESARE. C'est l'histoire du destin auquel on n'échappe pas...

PAVESE. La storia del destino a cui non si sfugge : à chacun de nous, il arrive toujours la même chose, chacun rencontre les mêmes personnes, à chacun se présentent les mêmes situations.

CESARE, intérieur. La jeunesse c'est ne posséder ni son corps ni le monde.

PAVESE. Le destin, c'est de s'abandonner et de vivre cette plénitude qui, ensuite, se révèle cohérente et constructive.

CESARE. La jeunesse n'a pas de génie et n'est pas féconde.

PAVESE. Est destin ce qu'on fait sans le savoir, en s'abandonnant. En un certain sens, tout est destin ; on ne sait jamais ce qu'on fait.

CESARE. Elle est extraordinaire l'idée que chacune de tes maladresses, chacune de tes incertitudes, chacune de tes rages — en somme tout ce qui est négatif — peut toujours, demain, d'un point de vue différent et plus sagace, se révéler une valeur, une qualité, un trésor positif.

PAVESE. Tout est dans l'enfance, même la séduction qui sera avenir, qu'alors seulement on ressent comme un choc merveilleux.

CESARE, s'allongeant sur le lit. Voilà pourquoi l'enfance et la jeunesse sont la source éternelle : alors, tu n'avais pas un travail et tu voyais la vie avec désintéressement. Efficacité de l'amour, de la douleur, des péripéties : on interrompt son travail, on redevient adolescent, on découvre la vie.

PAVESE. Comme la vie n'est qu'une recherche de sensations et, mieux, de sentiments agréables, voici que l'art devient, au moins pour moi, le but ultime de la vie.

CESARE. " Ma verrà un giorno che li mangerò tutti, che sarò un grand'uomo, che farò qui, che farò là ecc. "

PAVESE. Raconter des choses incroyables comme si elles étaient réelles — système antique ; raconter des choses réelles comme si elles étaient incroyables — moderne.

CESARE. Ta modernité réside tout entière dans ton sentiment de l'irrationnel.

PAVESE. En réalité, l'unique chose qui me touche et me secoue, c'est la magie de la nature, le coup d'œil fixé sur la colline. Si je n'ai pas dans la tête ce thème mais un thème humain, un jeu citadin et moral, mon imagination est paresseuse.

Il contemple ses livres sur l'étagère.

CESARE, l'invitant à venir s'allonger. Viens en personne.

PAVESE, rejoignant Cesare sur le lit. Je suis très content de mon œuvre ratée : et je mange, je bois, je jouis, je sors en ville, et j'en fais bien d'autres et je suis moi.

CESARE. Conclusion : ne le dis pas à Pavese.

PAVESE, désignant l'étagère de livres. Ne fût-ce qu'à cause de ce type de bibliophile qu'il y a là-dedans, qui ressemble tout à fait à Pavese, tu devais t'amuser !

CESARE. Qu'il ne me casse plus les couilles.

PAVESE. Tu devrais vite me faire dire combien de pieds cette tragicomique introspection t'a cassés, afin que je me fasse une idée de mon pouvoir d'importuner le monde.

CESARE. Tu n'as pas froid aux yeux !

PAVESE. N'est-ce pas cela ?

Un temps.

PAVESE. Sono parole dell'esperienza.

CESARE. Envie de voir comment ça va finir.

PAVESE, récitant un poème. " Mon ami a vieilli et ne se suffit plus. Les passants, ce sont toujours les mêmes ; le soleil lui aussi et la pluie sont les mêmes ; le matin, un désert. Travailler, ça ne vaut pas la peine. Et sortir voir la lune, si personne ne l'attend, ça ne vaut pas la peine. "

CESARE. Réfléchis un peu, qu'est-il arrivé ?

PAVESE. Il est arrivé ceci, que je t'ai parlé sans orgueil. J'étais parti en ayant à moitié l'intention d'être dur et net — et en fait ? En fait, tu m'as fait regarder mon âme en face.

CESARE. Ou peut-être avons-nous découvert que nous sommes aux antipodes. Et alors ? Je suis profondément convaincu que nous nous sommes cherchés parce que différents.

PAVESE. Comme cela, nous pourrons de nouveau passer nos vacances ensemble et nous apprendrons une quantité de choses et nous serons heureux.

CESARE. Bon courage !

PAVESE. Tchao et admire-moi.

CESARE. Je ne suis pas de ceux qui s'effacent discrètement.

Un temps.

PAVESE. Et donne-moi signe de vie de temps en temps.

Ils s'endorment et ne font plus qu'un.