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Publié le mercredi, 24 septembre 2008 à 21h13

Les autres

Par Vincent Cespedes

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CESARE. Ton malheur particulier — qui est celui de tous les poètes — réside en ceci que, par vocation, tu ne peux avoir qu'un public, et qu'au lieu de cela tu cherches des âmes sœurs.

PAVESE. J'ai...

CESARE. ... découvert le plaisir d'entrer dans un café de banlieue jamais vu, d'y voir des joueurs, peu de gens, de frôler la vie d'un monde que tu as toujours senti à distance et qui te paraît contenir tellement ton passé et tes espoirs. Café presque vide, moderne. En fait, peu après, est entrée une fille fauve, presque sauvage, avec un homme non moins étrange. Tu es sorti, heureux.

PAVESE. Je suis trop heureux.

CESARE. Tant de bonheur sans aventure provient probablement du fait que tu es ouvert à toutes les aventures — tu en vois autour de toi, et tu ne fais rien pour les imposer ou pour les subir. Que fais-tu ? Tu les vois, tu vis ta manie, et tu te connais. Cela changerait-il quelque chose de te trouver dedans ?

PAVESE. La poésie consiste à donner à la page ce très léger frémissement que donne la réalité. On croit y parvenir en suivant la réalité.

CESARE. Être quelqu'un, c'est autre chose...

PAVESE. Tu n'en as aucune idée. Il y faut de la chance, du courage, de la volonté. Surtout du courage. Le courage de demeurer seul comme si les autres n'existaient pas, et de penser uniquement à ce qu'on fait. De ne pas se troubler si les gens s'en fiche. Il faut attendre des années, peut-être même mourir avant. Et voilà qu'après sa mort, avec un peu de chance, on devient quelqu'un.

CESARE. Autrefois, j'avais l'espérance d'être qui sait quoi de différent des autres ; maintenant, je sais que je suis le bipède commun.

PAVESE. Toi, tu passes à côté de tant de gens sans savoir.

CESARE. Y a-t-il par hasard quelqu'un, dans tout le système solaire, qui agit différemment ?

PAVESE. Cela ne t'intéresse pas, quelle est leur peine, leur cancer secret ?

CESARE. Avec les autres — même avec la seule personne qui émerge — il faut toujours vivre comme si nous commencions alors et devions finir un instant plus tard.

PAVESE. Il faut avoir éprouvé l'obsession de l'autodestruction.

CESARE. La réputation qu'ils te prêtent de personne solide, dure, volontaire et ayant réussi, comporte le sous-entendu qu'ils veulent s'appuyer sur toi, s'enraciner dans ta force, la faire dévier à leur profit. En somme la détruire.

PAVESE, excédé. Invece di aspettarmi come tante oche, fareste meglio a tentare qualcosa per farmi decentemente tornare.

CESARE. Il semble qu'ils ne sachent pas que tu t'es créé ta solidité dans un but, qui est de ne pas les aider.

PAVESE. Auraient-ils fait naufrage ?

CESARE. De toute façon, ils ne t'ont pas dit qu'ils étaient atterrés : au milieu de tous les défauts, ils sentaient Pavese, un puissant courant électrique qui envoyait une décharge quand on touchait.

PAVESE. La seule règle héroïque : être seul, seul, seul.

CESARE. Vivre au milieu des gens, c'est se sentir comme une feuille dans le vent. Le besoin de s'isoler vient, le besoin d'échapper au déterminisme de toutes ces billes de billard.

PAVESE. Celui qui ne se sauve pas tout seul, personne ne peut le sauver.

CESARE. Qui sait si je réussirai à me sauver.

PAVESE. Qui sait...

CESARE. Je n'ai pas de convictions, je n'ai pas d'intelligence, je n'ai pas de capacité ; je passe de l'hystérie à l'idiotie.

PAVESE. Et alors ?

CESARE. Alors, en bon décadent, je me ferai donc chrétien ?

Une idée grandiose lui travers l'esprit.

CESARE. Et si on me martyrisait ?

PAVESE. Eh bien, tu es mignon !

CESARE. Tu es fou. Je pleurerais comme un enfant. Il suffit de voir comment j'ai empoisonné tout le monde cet hiver avec ce rien d'asthme, et comment je t'empoisonne toi, en ce moment, avec une lamentation des plus banales (qui voudrait, en plus, être spirituelle). Ni héros, en somme, ni intelligent, ni conquérant, ni poète, ni assassin : rien.

PAVESE. Celui qui fait bien son travail a la conscience tranquille ; les autres non. Qu'ils fassent tous comme moi — qu'on leur donne la possibilité. Cela ne me semble pas une philosophie étrange.

CESARE. De même, en philosophie : on ne peut pas ne pas philosopher, on peut tout juste mal philosopher.

PAVESE. L'un des plaisirs humains les moins observés est celui de se préparer des événements à échéance, de s'organiser un groupe d'événements qui aient une construction, une logique, un commencement et une fin. La fin est aperçue presque comme une acmé sentimentale, une joyeuse ou flatteuse crise de connaissance de soi. Cela s'étend de la construction d'une réponse du tac au tac à celle d'une vie. Et qu'est-ce que cela sinon la prémisse du fait de narrer ? Le plaisir narratif apaise justement ce goût profond. Le plaisir de raconter et d'écouter, c'est de voir se disposer des faits selon ce graphique.

CESARE. Les peuples qui ont une riche mythologie sont les peuples qui ont philosophé ensuite avec acharnement : hindous, grecs, allemands.

PAVESE. Moi, au plus fort de mon masochisme, je disais : " Mais viendra un jour où je les avalerai tous, car je serai un grand homme, et je ferai ceci, et je ferai cela, etc. "

CESARE. Ne pas oublier que l'on compte pour ce qu'on est et non pour ce qu'on fait.

PAVESE. Je suis un grand stupide qui aime un peu tout le monde et s'émeut beaucoup, mais ne veut rien laisser paraître et fait le féroce ; et je suis ou un méchant enfant ou un grand homme, mais probablement un grand enfant.

Un temps.