Dossiers

Publié le mercredi, 24 septembre 2008 à 21h12

L'amour

Par Vincent Cespedes

paveselogo.jpgRevenir à l'introduction et à la liste des scènes

CESARE. Donc, où en es-tu avec tes amoureuses ?

PAVESE. Au Pays du Bon Dieu.

Il sort de son portefeuille une photo de l'actrice Constance Dowling, et la contemple amoureusement.

CESARE. Constance Dowling...

PAVESE. Battements de cœur, tremblements, soupirs sans fin. Est-ce possible à mon âge ? Quand j'avais vingt-cinq ans, ça ne se passait pas autrement.

CESARE. On peut commencer à quarante.

PAVESE, se ravisant. Il n'est pas vrai que je sois amoureux. Jamais je ne serai amoureux. Je ne sais pas ce que peut signifier ce mot.

CESARE. Pourquoi ne veux-tu pas vivre en contemplant chaque jour ce miracle d'amour qui pourrait fleurir ?

PAVESE. Se donner veut dire se respecter soi-même, avant tout.

CESARE. Se donner comment ?

PAVESE. Rispettare sé stessi, anzitutto, c'est-à-dire passer la journée à grandir ses propres forces, sa propre valeur, son âme et sa culture, pour les faire servir à quelque chose. Se donner veut dire ne pas avoir le temps de regarder le passé donc de s'attendrir sur soi.

CESARE. Tu es pour les femmes que tu aimes comme, pour toi, une de ces femmes qui te font débander.

PAVESE. Une jeune fille qui ne connaît pas encore l'amour — parlons franc, le sexe — a un secret que personne, même pas elle, ne peut pénétrer. C'est comme un homme qui n'aurait jamais connu le danger et qui ignorerait donc ses propres réactions à la peur et à l'enthousiasme : c'est une châtaigne fermée.

CESARE. Una castagna chiusa...

PAVESE. Je les ai souffertes encore trop peu, les femmes. (Toujours de loin, toutefois, toujours de loin !) Pense que j'endurerais le supplice de la corde pour en connaître une de près. Pas le corps bien sûr. Il y a les statues grecques et les putains pour ça. Mais l'âme, l'âme, un peu d'âme qui me dise que ce n'est pas vrai que je suis un zéro dans le monde, mais que je vaux une affection, un peu d'intérêt au moins. Tu parles ! On me répond que je ne sais pas danser et que je n'ai pas de manières.

CESARE. On a seulement pitié des personnes qui n'en ont pas pour elles-mêmes.

PAVESE. C'est peut-être ce que je cherche, moi, grand Dieu ? Ça va bien, arrêtons là.

Un temps ; il regarde la photo, ému.

PAVESE. L'ultime douceur...

CESARE. Comprends-tu maintenant ?

PAVESE. Je commence vraiment à comprendre quelque chose.

CESARE. Continue.

PAVESE, à Constance. Je t'aime.

CESARE. Que signifie ce mot ?

PAVESE, toujours à Constance. Chère Connie, de ce mot, je sais tout le poids — l'horreur et l'émerveillement —, et pourtant je le dis, presque avec tranquillité. J'en ai si peu usé dans ma vie, et si mal, qu'il est comme neuf pour moi.

CESARE, ironique. Ti amo.

PAVESE, à Cesare. Que de choses je ne lui ai pas dites.

CESARE. Au fond, la terreur de la perdre maintenant n'est pas l'anxiété " de la possession " mais la peur de ne plus pouvoir lui dire ces choses. Ce que sont ces choses, maintenant je ne le sais pas. Mais elles arriveraient comme un torrent si tu étais avec elle.

PAVESE. C'est un état de création.

CESARE. Un caprice.

PAVESE. Oh mon Dieu, fais-la moi retrouver.

CESARE. On ne se tue pas par amour pour une femme. On se tue parce qu'un amour, n'importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, dans notre misère, dans notre état désarmé, dans notre néant.

PAVESE. Bien sûr, en elle, il n'y a pas seulement elle, mais toute ma vie passée, l'inconsciente préparation — l'Amérique, ma modération ascétique, mon intolérance des petites choses, mon métier. Elle est la poésie, au plus littéral des sens. Est-il possible qu'elle ne l'ait pas senti ?

CESARE. Voilà bien les femmes !

PAVESE. Dilemme. Dois-je être un ami absolu, qui fait tout pour son bonheur, ou un homme résolu et possédé du diable qui se déchaîne ? Question inutile — c'est déjà décidé par tout mon passé, par le destin : je serai un ami possédé du diable qui n'obtiendra rien.

CESARE. La stratégie amoureuse ne peut s'employer que quand on n'est pas amoureux.

PAVESE. Un caprice, as-tu dit. Mais est-ce que tout amour ne naît pas d'un caprice ?

CESARE. L'amour ne demande qu'à devenir habitude, vie en commun, une seule chair, et, à peine est-il ainsi qu'il est mort. Si on y pense, on devient fou. Il n'y a rien à faire, l'amour est vie et la vie ne veut pas de raisonnements. Mais pouvons-nous nous laisser glisser ainsi en catastrophe ?

PAVESE, absent. There are not a slang and a classic language but there is an Amercican language formed by a perfectly fused mixture of both.

CESARE. Où est-ce qu'on arrive, en bas ?

PAVESE, pleurant sur la photo. " I'll never forget you ", c'est ce que l'on dit à quelqu'un que l'on a l'intention de lâcher.

CESARE. Un précieux souvenir ?

PAVESE, brusquement irrité. Un kg de châtaignes sous le bras.

CESARE. Ce qui rend grossier et violent, c'est la soif de tendresse.

PAVESE. Nous haïssons une personne quand elle se trompe de ton.

CESARE. Fais comme si tu lui pardonnais.

PAVESE. On ne le croirait pas à première vue, mais si tu y réfléchis, ô psychologue, tu t'apercevras que la grâce exquise de la noblesse consiste justement dans le fait de savoir de temps en temps être vilain.

CESARE. Quand Pavese a une contrariété, une cause d'irritation, une indigestion, une morsure de puce, il n'admet pas que personne d'autre soi gai et content, et il fait de son mieux pour lui empoisonner sa paix ou au moins le mettre sur la piste de tous les malheurs. Il est ainsi fait et c'est ainsi qu'il réussit à aller bien, même quand il va mal.

PAVESE, avec un ton menaçant. Cesare...

CESARE. Il laissera comprendre, en premier lieu, qu'il n'est plus maître de lui ; il laissera comprendre que rien pour lui dans la journée ne vaut autant que le moment de la rencontre ; il voudra confesser toutes les pensées les plus secrètes qui lui traverseront l'esprit.

PAVESE. Ce que l'on appelle la passion, ne serait-ce pas tout simplement cette agitation du cœur, cette tare nerveuse ?

CESARE. Toutes les passions passent et s'éteignent, sauf les plus anciennes, celles de l'enfance.

PAVESE. Les mythes ambitieux ou libidineux de l'enfance sont insatiables parce que l'âge mûr — le seul qui pourrait les rassasier — n'a plus les occasions — fraîcheur des sens, moyens et vrai climat où ces passions tendaient originairement à s'épancher.

CESARE. Comme ce qu'un homme recherche dans les plaisirs est un infini, et comme personne ne renoncerait jamais à l'espoir de parvenir à cet infini, il en résulte que tous les plaisirs finissent par le dégoût.

PAVESE. Au fond, le plaisir de baiser ne dépasse pas celui de manger. Si manger était interdit comme l'autre, toute une idéologie serait née, une passion du manger, avec des normes chevaleresques. Cette extase dont on parle — le fait de voir, le fait de rêver quand on baise — n'est rien de plus que le plaisir de mordre dans une nèfle ou dans une grappe de raisin. On peut s'en passer.

CESARE. Continue comme ça.

PAVESE. Je suis désormais résigné et même en train d'envisager de me castrer. Comme ça, il ne me manquera plus rien.

CESARE. Gros châtré.

PAVESE. Il me semble que je suis plein de sagesse et que j'ai pensé à tout.

CESARE. La création proprement amoureuse — la descendance — est la fin de toute autonomie pour le créateur.

PAVESE. Je me sens père. De quoi ou de qui, je ne sais pas au juste, mais je me sens père, responsable et ennuyeux et dépassé. Comme j'étais plus fripouille et plus intelligent à vingt-cinq ans !

CESARE. Le fait est que tu es devenu cette étrange bête : un homme fait, un nom qui fait autorité, un big. Où est passé le jeune garçon qui se demande comment on fait pour parler, l'adolescent qui se ronge et pâlit en pensant à Homère et à Shakespeare ?

PAVESE, méditatif. Au fond, le secret de la vie, c'est de faire comme si nous avions ce qui nous manque le plus douloureusement.

CESARE. Le précepte chrétien est là tout entier. Se convaincre que tout est créé pour le bien, que la fraternité humaine existe — et si ce n'est pas vrai, qu'importe ? Le réconfort de cette vision consiste dans le fait d'y croire, non dans celui qu'elle soit réelle. Parce que si j'y crois, si toi, si lui, si eux y croient, elle deviendra vraie.

PAVESE, fixant la photo. D'une personne, on dit qu'elle est belle la première fois qu'on la voit ; puis on commence à la trouver chère au fur et à mesure qu'elle s'enracine dans notre mémoire, et enfin on l'aime d'amour...

CESARE. Quand sa réalité fait désormais corps avec la nôtre en un système significatif de rapports qui est, dans le monde pratique, ce qu'est une œuvre de poésie dans le monde spirituel. C'est bien cela ?

PAVESE. Une sensation est la réalité la plus difficile à supprimer qui soit.

CESARE. La richesse de la vie est faite de souvenirs oubliés.

PAVESE. Des paysages comme des personnes, des gestes, des couleurs, de tout le réel, il conviendra de dire que nous y assistons dans un état de continuelle tension, d'effort, pour transformer ce qui nous est inouï, surprenant, nouveau, en un bloc de souvenirs qui nous appartiennent en propre. Une réalité extérieure ne vit pour nous que comme souvenir. Le mot beauté est donc à bannir du champ de l'esthétique qui n'est autre que la science de l'effort visant à transformer l'inouï, le surprenant etc. (= le beau) en un bloc complexe et signifiant de souvenirs.

CESARE. Una sensazione è la realtà piú insopprimibile di questo mondo...

PAVESE, déchirant solennellement la photo. Col Vostro permesso, madame !

CESARE. Adieu Amérique !

PAVESE, à Constance, la jetant à la poubelle. Tu vois, je suis sincère avec toi.

CESARE. Maintenant, réjouis-toi, mon vieux, fais-toi donner une ordonnance et prends la cuite de ta vie !

PAVESE. Il faut se détacher de tout, pour se rapprocher de tout. Jouir de chaque chose profanement, mais avec un détachement sacré. Avec un cœur pur.

Un temps.