Dossiers

Publié le mercredi, 24 septembre 2008 à 21h11

L'écriture

Par Vincent Cespedes

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CESARE. Je ne savais vraiment pas quoi te dire. « Cher ami... et la santé ?... Comment ça va...? et ta carrière ?... » Tu sais bien que ce n'est pas mon fort, ce genre d’'changes.

PAVESE. Macché !

CESARE. Tu es encore vivant ?...

PAVESE. Écoute. J'existe. Peut-être en tant qu'esprit indépendant.

CESARE. Tout le monde pleurait ta mort.

PAVESE. C'est triste. Va voir ce que je suis et ce que je serai.

CESARE. Je te croyais mort.

PAVESE. Pourquoi mourir ? Jamais je n'ai été aussi vivant que maintenant, jamais aussi adolescent. Rien ne s'additionne au reste, au passé. Nous recommençons toujours.

CESARE. Que veux-tu ?

PAVESE. Te raconter mes impressions.

CESARE. Je conserve l'illusion que je peux t'aider et te donner la force.

PAVESE. Comme tu vois, je suis toujours au frais. La chose commence à devenir lassante ; mais, par ailleurs, j'ai des livres à lire, alors advienne que pourra.

CESARE. Je peux t'aider...

PAVESE. Je rêve, j'espère, j'attends, à en mourir.

CESARE. Tu as peur que nous ayons à souffrir, que tu aies à souffrir.

PAVESE. De quoi j'ai besoin ?

CESARE. Pourquoi trembles-tu quand je suis avec toi ? Qu'y a-t-il dans tes yeux quand tu me regardes en souriant ?

PAVESE. Avec quelque personne que je parle, en somme, j'ai besoin de me faire un visage spécial adapté à une quelconque faiblesse particulière de ladite personne, au détriment bien sûr de ce que pourrait être mon véritable visage. Je suis même arrivé à ne plus savoir quel est ce vrai visage. Qui, si cela se trouve, n'existe même pas. Comment appelles-tu cela, toi ?

CESARE. Simulation de sa personne ? Simulation de son âme ? Fausseté, impuissance, lâcheté ?

PAVESE. Tout ce que tu veux. À cause de cela et d'autre chose, je sens peser sur moi un remords.

CESARE. Et maintenant, qu'est-ce que tu fais ?

PAVESE. Je scribouille, je vomis des poésies, pour avoir un terrain, un point où m'arrêter et dire " c'est moi ".

CESARE. " Sono io "...

PAVESE. Pour me prouver à moi-même que je suis autre chose que rien.

CESARE. Je te plains !

PAVESE. Je suis devenu en somme une vache à écrire.

CESARE. Tu n'as plus de vie intérieure. Ou plutôt, ta vie intérieure est objective, c'est le travail (épreuves, lettres, chapitres, conférences) que tu fais. Cela est effrayant.

PAVESE. La letteratura mi ha rôso troppo ormai. La littérature m'a trop corrodé désormais.

CESARE. Tu n'as plus d'hésitations, plus de peurs, plus d'étonnements existentiels.

PAVESE. En fin de compte, s'il faut le dire, je pense que ce sont surtout les livres qui ont emprisonné ma vie. Non pas les grammaires ou les dictionnaires, mais toutes les œuvres où vit quelque sentiment.

CESARE. Tu es en train de te dessécher. Où sont les angoisses, les hurlements, les amours de tes 18-30 ans ? Tout ce que tu utilises fut accumulé alors. Et ensuite ? Que fera-t-on ?

PAVESE. Je suis un homme de lettres...

CESARE. ... qui ne voit que les livres, ne sait plus vivre que par et avec les livres, raisonne avec les livres, sent par les livres, aime à travers les livres, dort, mange, toujours avec les livres.

PAVESE. Je suis...

CESARE. ... Pavese en somme, l'homme-livre.

PAVESE. Et alors, que crois-tu m'avoir dit de nouveau avec tout cela ?

CESARE. Dis-moi lequel de nous deux est le plus homme de lettres.

PAVESE. Que veux-tu faire ? Une belle étude avec des statistiques et des notes en bas de page ? Si fort qu'on soit, méfie-toi que ces sortes de travaux ne peuvent être qu'ennuyeux et finissent en bibliothèque. Je pense que tu devrais faire une espèce d'autobiographie, où la matière serait, nous sommes d'accord...

CESARE, pleurant soudainement. Que veux-tu savoir de moi ?

PAVESE. Pourquoi pleurer déjà maintenant ?

CESARE. Mon caractère ?

PAVESE. Pourquoi pleurer ?

CESARE. Tu ne comprends pas que je m'amuse ? Aussi bien en riant qu'en me plaignant ?

PAVESE. J'attends maintenant une réponse.

CESARE. Non posso gettarmi a vivere, non posso.

PAVESE. " Je ne peux pas me jeter à vivre, je ne peux pas. "

CESARE. Per vivere bisogna aver forza e capire, saper scegliere. Io non ho mai saputo far questo. Come non capisco niente di politica cosí di tutti gli altri tramenii della vita.

PAVESE. " Pour vivre, il faut avoir de la force et comprendre, et savoir choisir. Je n'ai jamais su faire ça. "

CESARE. " De même que je ne comprends rien à la politique, pas plus qu'à toutes les autres agitations de la vie. "

PAVESE. J'insiste encore une fois.

CESARE. Si je te dis que je manque d'un centre, d'un axe, d'un chef de famille, d'un dictateur qui fasse marcher droit la canaille de mes sentiments et sache lui donner une unité de vue, un peu de force de décision !

PAVESE, amusé. Dépêche-toi, enfant de salaud.

CESARE. C'est une âme forte, un caractère, qu'il me faudrait, capable de s'imposer à toute cette anarchie qui règne en moi. Mon esprit est en somme une copie fidèle de ce que serait le monde avec les idéals du XIXe siècle réalisés tant bien que mal, sans l'opposition du XXe siècle.

PAVESE. Tu fais très XIXe siècle...

CESARE. Espérons que tu me changeras un peu, parce qu'autrement je ne vois pas comment cela va finir.

PAVESE. Non ?

CESARE. Il suffit d'un mot de toi !

PAVESE. Qu'en penses-tu ?

CESARE. Maintenant, à ma manière, je suis entré dans le gouffre : je contemple mon impuissance, je la sens dans mes os, et je me suis engagé dans la responsabilité politique, laquelle m'écrase. Il n'y a qu'une seule réponse : le suicide.

PAVESE. Quel con (réalisme de grand écrivain).

CESARE. Sono giunto a un punto che o rinnovarsi o morire. Je suis arrivé à un point où le dilemme est : se rénover ou mourir.

PAVESE. Quel con.

CESARE. La vie n'est-elle pas plus belle du fait que du jour au lendemain on peut la perdre ?

PAVESE. Très XIXe siècle...

CESARE. Il est bien fini le temps où je faisais le jacobin et le progressiste. Mais comment est-ce que je faisais pour croire à ces fonds de boutiques ?

PAVESE. En tout nous recherchons seulement la possibilité future. Si nous savons que nous pourrons faire une chose, nous somme satisfaits et nous ne la ferons peut-être même pas.

CESARE, sans l'écouter. C'est un métier infâme d'inoculer aux autres la culture, qui est une chose que chacun se bâtit soi-même.

PAVESE. Une loi comique de la vie est la suivante : ce n'est pas celui qui donne mais celui qui exige qui est aimé. C'est-à-dire, est aimé celui qui n'aime pas, parce que celui qui aime donne. Et cela se comprend : donner est un plaisir plus inoubliable que recevoir ; celui à qui nous avons donné nous devient nécessaire, c'est-à-dire que nous l'aimons. Donner est une prison, presque un vice. La personne à qui nous donnons, nous devient nécessaire.