Interviews

Publié le dimanche, 31 août 2008 à 10h58

Giancarlo De Cataldo sur La saison des massacres

Par Stefano Palombari

decataldo.jpgGiancarlo De Cataldo est juge et écrivain. Il est l'auteur entre autres de Romanzo criminale (janvier 2006), qui a été un grand succès auprès du public et de la critique, et de La Saison des massacres, paru le 4 septembre 2008 chez Métailié. Nous l'avons rencontré à l’occasion de la sortie de ce dernier.

Les livres engagés se multiplient en Italie. Quelle en est l’explication ?

C’est important de raconter la complexité. On te dit que les choses sont simples pour une question de propagande. Ce type de propagande irrite ce genre d’écrivains qui trouve un nombre croissant de lecteurs eux aussi irrités. L’Italie n’est pas du tout un pays pacifié et simple à interpréter. C’est un pays difficile, parcouru par des nombreuses tensions et donc cette tendance à pacifier, à simplifier est absolument inacceptable ne serait-ce que pour des raisons esthétiques.

Et la télé dans tout ça ?

Il faut faire une nette distinction entre la télévision généraliste, qui nous a bombardés et abrutis notamment sur des thématiques telles que la sécurité et la peur, et le spectacle et la fiction qui ont continué à nous raconter, parfois bien parfois moins bien, ce qui se passait. Et puis il y a des émissions courageuses qui malheureusement restent de niche. Mais en effet dans l’ensemble la télévision a contribué à la barbarisation et la déculturisation de l’Italie.

Mais dans le milieu littéraire les choses sont en train de bouger dans le bon sens. Certains écrivains sont sortis au grand jour et il y a eu des « polémiques fructueuses » comme celle lancée tout récemment par Wu Ming* que j’ai reprise dans un long article dans La Repubblica dans lequel je parlais du néo-néoréalisme italien, en faisant référence entre autres à Sorrentino et Garrone à Cannes et à Marco Tullio Giordana, pour le cinéma. Un coup d’orgueil soudain de réalisateurs, écrivains, gens de théâtre. C’est un retour à une façon de raconter l’Italie moins superficielle.

Et vous pensez qu’ils remplacent parfois les journalistes ?

Oui, car Gomorra, par exemple, pourrait être associé à un long reportage littéraire comme Romanzo criminale et La saison des massacres sont des romans mais avec une forte présence d’éléments de la réalité. Ce mélange de genres est dû essentiellement à deux phénomènes qui se sont produits en même temps : le retrait progressif de « la culture italienne » à partir de la moitié des années 70 et une concentration énorme de la propriété des organes de presse. Les écrivains se posent donc « les questions méchantes qui fâchent », comme le dit Lucarelli (écrivain et journaliste), questions que les journalistes avaient arrêté de se poser depuis longtemps.

Mais il y a aussi une nouvelle façon de considérer les sources. Les historiens ont toujours pensé que regarder les actes des procès était quelque chose qu’il ne fallait pas faire. Le premier historien italien à l'avoir fait était Renzo De Felice (célèbre historien du fascisme) au milieu des années 80, donc très tard. Mais quand on pense à notre pays qui a vécu l’histoire des dernières quarante années comme une histoire essentiellement criminelle, c’est invraisemblable de ne pas utiliser la justice comme source.

C’est une opération que l’on pourrait définir presque orwellienne, digne d’un « bureau de réécriture des faits historiques ». Depuis l’arrivée de la grande télévision, il y a environ 30 ans, le travail de propagande très sophistiqué a fait des dégâts considérables. Il suffit de penser que c’est impossible d’écrire une fiction pour une chaîne du groupe Mediaset (propriété de Berlusconi, NdR) qui fasse référence à quelque chose de plus de 6/7 ans car les spectateurs de ces chaînes là n’ont aucune mémoire. Même les juges Falcone et Borsellino commencent à s’effacer de leurs souvenirs.

Votre livre en français porte le titre « La Saison des massacres » (en italien le titre est "Nelle mani giuste", "En bonnes mains", NdR), quand j’ai lu le titre j’ai tout de suite pensé aux années 70. Lorsque j’ai commencé à le lire, j’étais donc très surpris de voir que c’était un livre sur les années 90.

Nous l’avons très vite oublié mais entre 1992 et 1993 la mafia a utilisé, comme moyen de pression et de chantage vis à vis de l’État, le TNT CX4, qu’ils appelaient le parmesan car cet explosif avait la même forme que le célèbre fromage.
Le mur de Berlin en tombant a aussi fait tomber le monopole politique de la Démocratie chrétienne et donc la gauche peut remporter les élections. En même temps, des hommes politiques qui avaient eu des bons rapports avec la mafia prennent les distances, les enquêtes de Falcone et Borsellino commencent à donner leurs fruits avec ce grand procès appelé « maxiprocesso », une victoire de l’État. Pour la première fois la mafia est condamnée en tant que telle. Cela remet en discussion les pouvoirs et les équilibres dans l’ensemble du Sud de l’Italie.

Certains mafieux, vu la situation, proposent un retrait stratégique. D’autres comme Riina, Provenzano et Brusca (d’importants chefs mafieux) réagissent en déclarant la guerre à l’État. Première étape, ils tuent au printemps 1992 Salvo Lima, l’homme d’Andreotti et donc de l’état en Sicile. Ce qui plombera ce dernier dans sa démarche pour devenir président de la République. Après, la mafia tue les juges Falcone et Borsellino. Tués car avec leur prestige et ce qu’ils savaient, ils auraient empêché toute négociation avec l’État. Négociation qui a eu lieu comme le montre les sentences de différents procès. La stratégie de la mafia pour pousser l’état à négocier est de menacer de frapper non seulement les hommes mais le patrimoine artistique italien. L’idée de frapper les œuvres d’art naît vers la moitié de 1992 au cours d’un colloque entre un bandit néofasciste Paolo Bellini et certains mafieux.

D’octobre 1992, lorsqu’ils placent une bombe pour tuer Maurizio Costanzo (célèbre homme de télé italien), jusqu’à la "nuit des feux", le 28 juillet 1993, où les deux églises romaine de Saint-Georges du Vélabre et Saint-Jean de Latran son frappées en même temps, on compte des bombes à Florence (Loggia dei Lanzi) à Milan au commissariat, et la voiture bourrée de TNT faite retrouver devant le parlement comme avertissement. En réalité, il y a aussi un dernier attentat, qui n’a pas eu lieu et dont on sait très peu de choses, qui aurait dû être un carnage. D’après les repentis le projet était de faire sauter deux camions des carabiniers à la sortie des supporters lors du match de foot Roma-Lazio. Cela aurait été un carnage. Une estimation parle d’environ 1000 morts.

La réponse de l’État ne s’est pas faite attendre. Ils ont fermé les centres de très haute sécurité et transféré les mafieux dans des lieux plus traditionnels et confortables. L’article 41bis, qui préconisait la prison dure et l’isolation pour les mafieux, est suspendu. Le chef des prisons est destitué en catastrophe… Bref, il se passe des choses qui font comprendre que l’État a fait des concessions aux mafieux ou, du moins, leur a envoyé un signal en ce sens. Et c’est ainsi que "la saison des massacres" se termine.

Donc, cette saison a duré un an et demi.

Oui, du printemps 1992, assassinat de Salvo Lima, à octobre 1993, attentat non réalisé au stade de Rome. Mais la chose la plus inquiétante de cette saison est sans aucun doute le volet politique. Une semaine avant que Lima ne soit tué, un certain Ciolini, un détenu de la loge maçonnique déviée P2, condamné pour diffamation pour le dépistage sur le "massacre de Bologne"**, demande de parler au juge. Il lui avoue avoir participé à une réunion de mafieux, de fascistes américains et de terroristes internationaux, qui ont décidé de déstabiliser l’Italie pour favoriser la route balkanique pour le commerce de l’héroïne. Ils feront des attentats et les feront passer pour des attentas mafieux. Ils travailleront aussi pour installer un nouveau pouvoir en Italie. Ça se passe le 6 mars 1992. Personne ne le prend au sérieux : le 12 mars Lima est tué et donc on commence à se dire que peut-être quelqu’un essaie vraiment de faire un coup d’État en Italie. Mais comme Ciolini avait été condamné pour délit de calomnie, l’idée du coup d’état est rejetée comme une blague et tout continue comme avant.

Dans la même période, un nouveau parti politique, Forza Italia, est en train de naître. Ce qui a une explication essentiellement politique. La chute du mur de Berlin libère tous les équilibres, dont les forces politiques. Comme l’Italie ne voulait plus être gouvernée par la Démocratie chrétienne, la gauche est sûre de gagner. La gauche, c’est à dire l’ancien Parti communiste devenu PDS (Parti démocratique de gauche). Le leader de ce parti fait le tour du monde (il se rend à la City de Londres et aux États-Unis) pour tranquilliser tout le monde : le PDS est un parti démocratique et libéral. Mais Berlusconi décide de s’engager politiquement et de fonder Forza Italia. Il n’y a aucune preuve que la mafia ait eu des négociations avec Berlusconi. Ce qui est sûr c’est que quand la mafia commence sa « négociation » à coup de bombes, elle la mènera avec celui qui gouverne, qui qu’il soit.

Ce que je voulais raconter dans mon livre c’était surtout ce vide moral qui produit les monstres italiens. Le terrorisme et la violence en Italie ont toujours eu un rôle politique. Ils n’ont jamais été des événements sporadiques. Mais on nous a narcotisé à coups de « nains et danseuses », pour qu’on oublie.

Ces années là plus que pour les massacres sont évoquées pour l’opération « Mains propres ». Un phénomène a éclipsé l’autre ?

En réalité les deux phénomènes sont parallèles. Au cours d’un procès on apprend que quelqu’un a demandé à Riina de tuer Di Pietro (le juge symbole de l’opération « Mains propres » NdR). « Rends-nous ce service ! » Riina réfléchit un peu et puis dit aux hommes politiques : « vous nous avez écrasés, vous nous avez consommés » et maintenant c’est lui qui est en train de vous consommer. Il faisait référence au système de partage de l’argent public, la soi-disant table à trois jambes : les entrepreneurs, la « main publique » et les mafieux. A l’époque l’opération « mains propres » était très populaire, elle avait suscité de l’enthousiasme pas seulement en Italie mais dans toute l’Europe. Aujourd’hui, elle est considérée comme une tentative de coup d’État de la part des juges « rouges ».

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* En mars 2008, Wu Ming 1 publie un document sous le titre « New Italian Epic », nouvelle épique italienne, dans lequel il repère les éléments communs à une partie de la production littéraire italienne d’aujourd’hui.
Texte en italien
Texte en français

** Attentat « sans coupable » à la gare de Bologne le 2 août 1980, qui fait 85 morts.