Politique et économie

Publié le mardi, 15 septembre 2009 à 17h47

Travaglio, Mills, Al Fano, et le nain goudronné

Par Vito Vespucci

« Mills journées comme celles-ci » (Marco Travaglio)

« Pour le tribunal de Milan, L'avocat David Mills, ex-consultant de la société Fininvest (propriété de Silvio Berlusconi) a été corrompu avec 600.000 dollars en provenance de cette même société afin qu'il exerce de faux témoignages sur deux procès en cours, ouverts contre Silvio Berlusconi. Quelle surprise!... David Mills avait déjà tout confessé dans une lettre adressée à son comptable ("j'ai tenu Monsieur B. au large d'un paquet de problèmes dans lequel je l'aurais plongé si j'avais dit tout ce que je savais"). Puis aussi ensuite au Parquet de Milan. Un lourd mystère pèse sur l'identité réelle de « Monsieur B. », c'est à dire le corrupteur. Le site internet du Corriere della Sera, en proie à des doutes atroces, titre alors: « Pour les juges de Milan, Mills fut corrompu ». Mais par qui? Cela il ne nous est pas permis de le savoir. De maigres indices et quelques chuchotements mènent cependant tout droit sur la piste d'un nain goudronné (1) : celui là même qui était l'autre inculpé dans ce procès, mais qui a réussi à s'en tirer juste à temps grâce à une loi inconstitutionnelle, signée en moins de 24 heures par le Quirinale (2), sous l'indifférence de ceux qu'on appelle l'opposition politique dans ce pays. Aujourd'hui Mills déclare: « On m'a recommandé de n'exprimer aucun commentaires ». « On »? Mais qui ça? Mystère... Malheureusement, celui qui lui a suggéré de se taire a oublié de la faire fermer aussi à ses innombrables porte-paroles, qui ont eux commenté la sentence comme s'il avait été condamné lui-même (le nain goudronné ndlr) : « une condamnation politique montée sur un mécanisme à horlogerie ». Même la RAI s'est comportée comme si la condamnation avait été prononcée à l'encontre du patron, c'est à dire le président du Conseil Silvio Berlusconi : elle n'a ainsi envoyée aucune télécaméra, personne, pour reprendre la lecture de la sentence. Hommes de peu de Foi, vous qui n'avez pas encore compris que Berlusconi n' a rien à voir avec tout ça! Et que Mills s'est corrompu tout seul! Et de fait, juste après que soit tombée la sentence, ce n'est pas le président du Conseil qui a démissionné, mais le chef de l'opposition (4). » MARCO TRAVAGLIO

« Mills di questi giorni » (L'Unità, 18.02.2009). Traduit de l'italien par Vito Vespucci
(1) Allusion à la taille basse -dont la mesure varie suivant les sources- et coiffure de Silvio Berluconi (2) Présidence de la République (3) Walter Veltroni

En attendant Alfano...

marco-travaglio_arrestateci-tutti Le 6 octobre 2009, la Corte costituzionale della Repubblica Italiana, équivalent italien de la Cour suprême, se prononcera sur la constitutionnalité du « Lodo Alfano », loi présentée et approuvée par le conseil des ministres Berlusconi IV le 26 juin 2008 puis confirmée par le Parlement et le président Napolitano en moins d'un mois (record battu?). Ce « lodo » accorde l'immunité aux quatre plus hauts dignitaires de l'État italien: les président de la République, du Conseil, du Sénat, et de la chambre des députés. En l'état: Giorgio Napolitano, Silvio Berlusconi, Renato Schifani et Gianfranco Fini.

Roberto Benigni fut alors à peu près le seul à nous en faire rire, dans une apparition au festival de San Remo. « Beh!, y a du progrès! Lui, Berlusconi, qu'on accuse toujours de ne faire que des lois ad-personam, pour lui seul, et bien voilà messieurs dames qu'il en fait une pour quatre personam! Alors qui sait si... dans le futur? ». Puis continuant son show il proposait ensuite à Berlusconi de devenir un mythe, comme la chanteuse Mina ou Ben Laden: de n'apparaitre plus qu'en vidéo. « Silvio, toi aussi deviens légendaire! Comment? Disparaît! Oui, pars loin, très loin, vaiiiii, allez vas-y! Et envoie nous des vidéos, hein, et des chansons!'' »... etc. Mais retournons au drame italien, au sujet

Le ministre de la Justice Angelino Alfano (malicieusement surnommé Al Fano par Travaglio) et les avocats de Berlusconi (dont Niccolò Ghedini, également député PDL de Berlusconi) ont concocté cette entourloupe, cette arnaque à la justice, en toute hâte pour mettre à l'abri leur président du Conseil et de parti -mais aussi client en ce qui concerne Ghedini- des développements de divers procès, dont les « Mills » et « Mediaset ». Pour David Mills, la sentence (1) du 17 février 2009 fut assai chiara, très claire: « Mills David » a été corrompu, avec de l'argent émanant de la Fininvest berlusconienne, et ce pour qu'il réalise des faux témoignages au bénéfice de « Berlusconi Silvio ». Et alors le corrupteur? C'est l'autre inculpé: « Berlusconi Silvio ». Conséquence? 4 ans et demi pour Mills. Et pour Berlusconi? « Un Alfano sinon rien, merci ».

« La loi qui garantit l'immunité aux quatre plus hauts personnages de l'État jusqu'à la fin de leur mandat est absolument en ligne avec la Constitution, tant et si bien que le président de la République a pu la signer » (Niccolò Ghedini, avocat de Berlusconi -et député PDL- invoquant l'immunité de son client Berlusconi Silvio dans le procès « Mediaset » )

Depuis février on attend alors la date de l'examen sur la constitutionnalité du Lodo Alfano, fixée donc au 6 octobre 2009. Si jugé anticonstitutionnel cela devrait porter le Cavaliere devant les juges (en attente d'un nouvel escamotage?) et vraisemblablement aussi à démissionner.

Un nouvel espoir de changement, qui s'ajoute à la piste du « parjure » suivie par La Repubblica et ses 10 questions à Berlusconi, ou celle -et là c'est la justice- le rapprochant de nouveau à ses vieux démons: la criminalité organisée, Cosa Nostra. Le procès d'appel de Marcello Dell'Utri est en cours à Palerme et les nouvelles révélations du repenti de mafia Massimo Ciancimino auraient mis en évidence, encore, un rapport entre Cosa Nostra, le Cavaliere, et son fidèle Dell'Utri. Pour Berlusconi, il y aurait aussi un chantage à ses dépends que l'on peut résumer ainsi: « tu nous donnes le contrôle d'une de tes télévisions ou bien on éparpillera les morceaux de ton fils Piersilvio sur la Piazza del Duomo de Milan ». On attend de savoir si ces nouveaux éléments, et d'autres bien plus graves (concernant la négociation entre l'État et la mafia, il « papello », qui aurait pu couter la vie au juge Borsellino) seront portés au dossier Dell'Utri, qui n'est lui rien d'autre que le bras droit du Cavaliere et le créateur de Forza Italia. Et peut-être le contact entre politique italienne et Cosa Nostra.

Concernant le chantage envers le Cavaliere, on en trouve trace écrite, sur un bout de papier séquestré depuis des années (2005 semble-t-il) et « oublié » dans un tiroir ensuite. Il aurait même peut-être été déchiré -manque une partie- entre le séquestre et son apparition « officielle » 4 ans plus tard, au début de l'été 2009. Un autre fait important fut relevé le concernant, et ce seulement par Marco Travaglio: la lettre est adressée à l' « Onorevole Berlusconi », un titre qu'il n'a que depuis 1994, depuis sa première présidence du Conseil. Tout cela est donc bien récent.

Avec l'examen du Lodo Alfano s'offre donc une nouvelle possibilité de priver Berlusconi de son immunité, cet homme qui se considère « plus égal que les autres » devant la loi car élu « premier » (il l'a vraiment dit, à des juges médusés durant le procès SME). Un nouvel espoir donc que quelque chose (n'importe quoi?!) aide la politique italienne à s'en débarrasser, rebondir et sortir de l'égout.

On peut en rêver quelques jours encore, jusqu'au 6 octobre.

« Désobéir pour informer? Nous plaidons tous coupables »

L'auteur: Le journaliste Marco Travaglio (né en 1964 à Turin) sait expliquer avec une facilité parfois déconcertante l'Italie politique, réussissant à y intégrer une grande ironie, rendant ainsi ses paroles plus digestes tout en abordant des sujets toujours difficiles et périlleux.

Il fait parti du tableau des « Résistants ». Ni avec l'opposition du Partito Democratico, ni à droite avec la coalition du Popolo della Libertà. Un électron plutôt libre (ou jusqu'à preuve du contraire) comme Di Pietro, De Magistris, Salvatore Borsellino, ou Beppe Grillo.

« J'ai travaillé huit ans avec Montanelli et je croyais être de droite, car je croyais que Montanelli était la droite. Puis quand j'ai vu la droite à l'œuvre, j'ai décidé que je ne pouvais être de droite. Un homme de gauche, ça je ne l'ai jamais été, et je ne vais pas le devenir maintenant alors que c'est elle, la gauche, qui a ouvert la voie à Berlusconi. Alors je ne suis plus rien. Dans un pays normal, je voterais pour les conservateurs. La droite de Montanelli était déjà minoritaire à son époque, et sans lui elle a pratiquement disparu » (Marco Travaglio).

Physiquement, « vu à la télé » il a l'air tout gentil, frêle, un peu vieux garçon. Puis on note l'éclat et la froide détermination dans son regard, un sourire passe (rare, d'autant plus ravageur), on se tait, on écoute, et on en redemande. La première fois on n'en croit pas ses oreilles, puis on s'habitue et on finit par pouvoir se concentrer. « En vrai » c'est un tombeur de public. Et il est amusant (ou rassurant?) de voir un pur « Montanellien » entouré de jeunes très à gauche, portant des t-shirts du « Che » et se délectant de ses propos.

Il a beaucoup d'ennemis, s'est trouvé plusieurs fois sur la route du Cavaliere et de ses hommes (dont l'avocat Cesare Previti) et est presque responsable, ou à l'origine, du fameux « editto bulgaro », ce diktat lancé par Berlusconi depuis Sofia en 2002, réclamant l'éviction de la RAI (et avec leurs émissions) d'Enzo Biagi, Michele Santoro et Daniele Lutazzi. C'est chez ce dernier que Travaglio lança une belle charge en « prime-time », un soir de mars 2001, en période pré-électorale (et Berlusconi redevint président du Conseil peu après). Travaglio y présentait son livre « L'odeur de l'argent », arguant de l'origine très douteuse « selon-lui » de la fortune de Berlusconi. Un an plus tard le trio (de solistes) était donc éjecté sur ordre du président du Conseil. Pour le très populaire Biagi, monument du journalisme -et partisan-, le tort fut de l'avoir contesté trop brillamment. Pour Santoro, d'être trop insistant (lui aussi en « prime ») dans son anti-berlusconisme.

Santoro, un rénégat revenu sur la RAI (en 2006, pendant la parenthèse Prodi) après des années de purgatoire et qui a les plus grandes peines ces jours-ci à repartir avec son émission hebdomadaire « Anno Zero ». La RAI, pressée par le pouvoir, n'en veut pas! L'émission a le tort d'avoir comme invité fixe... Marco Travaglio. Le revoilà. Alors on supprime l'équipe technique en dernière minute, on n'envoie pas la bande-annonce du retour programmé de l'émission, on freine de partout. Et surtout « si par malheur cette damnée émission devait recommencer » , comme doivent penser beaucoup, on veut imposer à Santoro que Travaglio ait un « contradicteur ». C'est à dire, à la « salsa italiana », envoyer un aboyeur, créer confusion et l'empêcher de parler. Couvrir sa voix par quelque moyen que ce soit, un grand classique.

Il en dit trop Travaglio, est peu contestable, et produit intensément. On ne compte plus les innombrables publications, collaborations et dédicaces réalisées ces dernières années. Il livre de nouveaux articles, billets et pamphlets à peu près quotidiennement, en ligne et sur papier: sur le très populaire blog « Voglio scendere » (2) en collaboration avec les journalistes Peter Gomez et Pino Corrias, chez Beppe Grillo qui héberge son « Passaparola » (3), le quotidien L'Unità (dont est extrait l'article traduit ci-dessus), ou encore le nouveau site internet de « L'Antefatto », lui-même annonceur de la parution imminente (23 septembre) du nouveau quotidien « Il Fatto Quotidiano ». Un nouveau journal indépendant, « sans les banques », dont la direction sera assurée par Antonio Padellaro (Corriere della Sera, L'Espresso, L'Unità...) et épaulée par le « charismatique » Travaglio. Le titre du journal sera un hommage à « Il Fatto » d'Enzo Biagi (aujourd'hui disparu), l'une des émissions incriminées depuis Sofia.

« Délinquant » dans son pays, Travaglio est primé (4) à l'étranger, et est devenu malgré tout -ou envers et contre tout- une véritable icône-on-line en Italie. Il participe aussi à de nombreuses rencontres « en chair et en os » dans tout le pays. Vous pouvez trouver d'innombrables vidéos en ligne de ces débats ou monologues.

Du killer Travaglio, son « maître » Indro Montanelli disait: « Non, Travaglio ne tue personne. Pas avec un couteau. Il utilise une arme bien plus raffinée et sans appel: les archives » (5)


Vito Vespucci
aglioecipolla.com
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''(1) Elle est disponible ici en version pdf sur le site du Corriere della Sera qui la publia le 19 mai 2009
(2) Littéralement: « J'aimerais descendre », qui pourrait je crois se traduire parfaitement par le titre d'Alain Bashung « C'est comment qu'on freine? »...
(3) Faites passer l'info! semble approprié, comme « Fais tourner la nouvelle! » (sans absolument aucune référence stupéfiante)
(4) Le 24 février 2009, la DJV -Association des Journalistes Allemands- lui a décerné le prix du meilleur journaliste et écrivain pour la liberté de la presse. Le fait n'a été aucunement publicisé en Italie.
(5) Et Montanelli continue ainsi: « Évidemment, pour un directeur de journal, avoir un « Travaglio » sous la main, un type qui sait tout de tous dans la vie politique italienne et est toujours prêt à fournir à l'instant un rapport peaufiné jusqu'aux moindres détails, c'est une sacré garantie. Mais aussi source d'inquiétude. Un jour je lui ai demandé s'il avait un dossier « Montanelli » dans son archive personnelle, dans ses dossiers dont il ne réserve l'accès qu'à lui-même. Il changea alors le sujet de la conversation ».''