Politique et économie

Publié le lundi, 19 avril 2010 à 12h52

Mafia et omertà: quand Berlusconi va trop loin

Par Marie Giudicelli

Roberto Saviano"Méfiez-vous, parce que l'on commence par dire des âneries (…) Ensuite, on sort quelques balourdises (…) Puis des stupidités, et de stupidités en stupidités (…) on en arrive aux inepties et, un jour, on se surprend à proférer des énormités (…)"

Cette phrase de Raymond Devos extraite de son recueil de sketches « Sens dessus dessous » me semble décrire à merveille le parcours de Silvio Berlusconi en la matière. Il vient justement d’en atteindre le paroxysme (mais sait-on jamais, peut-être n’est-on pas au bout de toutes nos surprises…). En effet, lors de la conférence de presse du vendredi 16 avril, destinée à exposer les résultats liés à la lutte contre la criminalité organisée, le premier ministre a tenu des propos particulièrement effarants:
« La mafia italienne (...) serait au 6ème rang mondial mais, comme par hasard, c’est la plus connue, parce qu’elle a fait l’objet de publicité, donnant ainsi une vision très négative de notre pays. Souvenons-nous des 8 volets de la série “La Piovra”, diffusée dans 160 pays, et de toute la littérature, du soutien culturel, “Gomorra”, et tout le reste ». En novembre dernier, Berlusconi avait déjà émis un jugement similaire sur les réalisateurs du feuilleton télévisé “La Piovra” (qui met en scène les rapports entre mafia, politique, et franc-maçonnerie et avait remporté un énorme succès lors de sa diffusion en Italie et ailleurs dans le monde) qu’il avait dit vouloir “étrangler”, et sur les écrivains traitant de la mafia qui, avait-il déclaré, ne donnent pas une belle image de l’Italie.

Les dernières déclarations de Berlusconi ont immédiatement suscité l’indignation d’un certain nombre de politiques comme Walter Veltroni ou Antonio Di Pietro, d’intellectuels et de simples citoyens choqués par de telles affirmations. Roberto Saviano, quant à lui, s’est adressé au chef de l’État à travers une lettre ouverte publiée par La Repubblica. Je rapporte ici quelques-uns de ses propos qui me semblent essentiels pour mieux comprendre la gravité de la déclaration du premier ministre.

Saviano demande à Berlusconi de penser « au nombre de journalistes, de travailleurs sociaux, d'avocats, juges, magistrats, romanciers, réalisateurs, mais aussi à tous ces simples citoyens qui, dans certaines régions d’Italie, trouvent depuis des années la force de raconter, de s’exposer, de s’opposer, à combien ont pris des risques et sont en train d’en prendre actuellement, et se trouvent pourtant accusés d’être des alliés des organisations criminelles pour le seul fait de vouloir en parler… ».

L’écrivain souligne également que le silence est précisément ce que souhaitent les mafieux. « La parole a toujours représenté un affront pour les clans dont ont été racontés les crimes au cours de ces dernières années car elle a fait en sorte que des informations et des comportements dont seulement un nombre restreint d’individus aurait dû avoir connaissance - ainsi le souhaitaient les clans - soient diffusés et arrivent ainsi à la connaissance de tous (…). Je vous rappelle les mots que Paolo Borsellino prononça en souvenir de Giovanni Falcone peu de temps avant d’être lui-même assassiné : “ La lutte contre la mafia est le premier problème qu’il faut résoudre (...), il ne doit pas s’agir seulement d’une œuvre de répression détachée, mais d’un mouvement culturel et moral où tout le monde doit se sentir impliqué, notamment les jeunes générations (...). Je me souviens de la joie de Falcone quand, au cours d’une courte période d’enthousiasme, il me dit : “les gens sont devenus nos supporteurs” et en disant cela, il ne se référait pas seulement au réconfort que le soutien moral donne au travail des juges, il voulait surtout dire que notre travail était aussi en train de faire bouger les consciences'' ».

Un peu plus loin, Saviano ajoute: « Accuser ceux qui racontent le pouvoir de la criminalité organisée de faire de la mauvaise publicité à notre pays ne constitue pas un moyen pour améliorer l’image de l’Italie mais isole plutôt ceux-là même qui le dépeignent. Raconter permet d’amorcer le changement. C’est là la seule manière de démontrer que l’Italie est le pays de Giovanni Falcone, de Don Peppe Diana, et non le pays de Totò Riina et de Schiavone Sandokan ».

L’écrivain achève sa lettre en réclamant les excuses de Berlusconi aux parents de tous ceux qui ont été assassinés pour avoir osé raconter et précise : « Une chose est certaine : moi-même, comme beaucoup d’autres, nous continuerons à raconter (...). Je le jure, Monsieur le Président, également au nom des italiens qui considèrent comme leurs morts tous ceux qui sont tombés en combattant les organisations criminelles, pas un jour ne passera sans que nous racontions. Je le promets. A voix haute. »

Toujours sur La Repubblica, Marina Berlusconi, la présidente du groupe Mondadori qui publie les œuvres de Roberto Saviano, a répliqué en justifiant bien évidemment son père qui, selon elle, a parfaitement le droit d’exprimer une critique. Ce à quoi Saviano a répondu - à travers une nouvelle lettre ouverte - que les propos de Berlusconi ne correspondaient pas à la critique d’une réflexion ou d’une analyse mais que le premier ministre condamnait bel et bien tous ceux qui écrivent sur la mafia.

Rappelons que depuis la publication de « Gomorra. Dans l’empire de la camorra », en 2006 - le roman « no fiction » basé sur une véritable enquête journalistique qui a rendu Saviano célèbre dans le monde entier et dans lequel il dénonce les activités de la camorra, la mafia napolitaine - l’écrivain est menacé de mort et vit désormais sous escorte policière 24 heures sur 24. Comme il le répète souvent lui-même, cette condamnation à mort n’est pas tant due au fait que l’auteur dévoile nombre de détails sur cette organisation criminelle et révèle certains noms de boss et leurs relations avec le monde politique mais plutôt au succès phénoménal du livre, grâce auquel des millions de lecteurs ont pris connaissance de ces détails et de ces noms. Traduit à ce jour dans 43 pays, « Gomorra » a été vendu à 5 millions d’exemplaires à travers le monde. En outre, comme chacun sait, en 2008 est sortie l’adaptation cinématographique du roman, réalisée par Matteo Garrone. Accueil triomphal là aussi et grand prix du jury au festival de Cannes. C'est précisément cela qui dérange la camorra: que l'on parle d'elle. Plus ses activités sont discutées, analysées, plus le risque est grand pour l'organisation de voir ses projets entravés.

Saviano a eu l’outrecuidance de parler, de raconter la camorra et le clan des casalesi, de les avoir fait connaître au monde entier. Là est sa faute…Et il paie aujourd’hui les conséquences de son audace et de son courage… Aussi surréaliste que cela puisse sembler, c’est le premier ministre de l’Italie en personne qui lui reproche d’avoir osé (et de surcroît le jour même où le procureur général venait de demander 11 ans de réclusion pour Marcello dell'Utri, son ancien bras droit, pour complicité d'association mafieuse)...Honte à vous Monsieur Berlusconi, cette fois-ci, vous êtes allé trop loin…