Société

Publié le dimanche, 13 septembre 2009 à 11h02

L'imperceptible tyrannie de l'image

Par Stefano Palombari

Le pouvoir de la téléL'un des slogans de Mai 68 était : l'imagination au pouvoir. Quarante ans plus tard c'est l'image qui est au pouvoir. La réalité est remplacée par sa représentation. Celui qui détient l'image peut la façonner à son souhait et l'imposer en tant que réalité. L'imagination exprime un espoir de changement, l'image frustre toute possibilité d'intervenir sur la réalité. Comme le dit Italo Calvino dans ses « Leçons américaines », l'image tue l'imagination.

Videocracy est un film dont les italiens ne verront pas la bande annonce à la télé. Ni sur les chaînes du groupe Mediaset ni sur celles publiques de la RAI. Dans le message qui accompagne et justifie son refus, la télé publique considère que Videocracy n'est pas un film mais, « sans équivoque, un message politique de critique du gouvernement ». Cette décision apparaît d'autant plus étonnante que d'autres films bien plus durs vis à vis de Silvio Berlusconi n'avaient eu aucune difficulté à voir leur bande annonce sur les trois chaînes de la Rai. Je pense notamment à Il Caimano de Nanni Moretti et à Viva Zapatero de Sabina Guzzanti. En réalité, le film d'Erik Gandini n'est pas un film sur Berlusconi, du moins pas directement, mais un film sur la naissance et le succès fulgurant des télés commerciales en Italie.

Cette nuance, liée à l'utilisation massive d'images d'archive, à mon avis, fait la différence. C'est une petite leçon d'histoire récente qui rend bien l'ampleur du désastre. On est passé en quelques années d'une télé coincée, très maîtrisée, où l'on pouvait aussi se cultiver, apprendre à lire et à écrire – la célèbre émission Non è mai troppo tardi (il n'est jamais trop tard) avait justement ce rôle éducatif – à son exact contraire une télé vulgaire, débilitante, grossière, totalement éhontée et décomplexée. Et maintenant d'un seul coup, en regardant ce film, on se rend compte que ce petit « miracle » a un seul responsable et un unique bénéficiaire et les deux dans la même personne.

Il y a quelques années, à un journaliste français qui lui demandait comment était-ce possible que les Italiens fassent confiance à un homme comme Silvio Berlusconi, le scénariste et écrivain Vincenzo Cerami répondait : il s'est créé son propre électorat. Si on continue de ne pas en avoir la preuve, Videocracy nous en donne quand même la certitude.

La portée de cette « expérience révolutionnaire » n'est nullement circonscrite au périmètre de la Péninsule. « Il Cavaliere » s'est démontré un adepte orthodoxe de la quatrième internationale télévisuelle . La « révolution permanente » l'a conduit à exporter son expérience en Espagne (telecinco), en France (la cinq) et en Allemagne (telefünf) par le biais de son numéro fétiche. Partout plus ou moins les mêmes spectacles. Le format était le même, décliné dans les différentes langues.* Même si à l'heure actuelle il ne reste au groupe Mediaset que la chaîne espagnole, la portée pas seulement symbolique de cette invasion a été déterminante sur la programmation des autres chaînes de ces pays. Pensons à la situation télévisuelle d'aujourd'hui en France.
L'utilisation débilitante de certaines images rappelle de près celle des chansonnettes dans le livre 1984 d'Orwell. C'est ce qui est en train de se passer non seulement en Italie mais dans l'Europe entière. Le risque est bien évidemment de se retrouver avec un continent géré par une série de clones du président du conseil des ministres italien.

Attaquer la télé, cette télé-là, revient donc à s'attaquer à la racine du problème Berlusconi et de sa légitimité. C'est cela que redoutent le plus les acolytes du Cavaliere. C'est pour cette raison que Videocracy, indépendamment de ses qualités cinématographiques, est dangereux, bien plus dangereux que les films précédents.

La bande-annonce du film Videocracy

* Le choc le plus impressionnant s'est produit en Espagne. Imaginez un pays qui venait de sortir de 40 années de franquisme, où la télé n'était qu'un plat bulletin de propagande maladroite et moraliste, qui se retrouve soudainement avec des jeunes filles en tenue d'Adam avec trois petites étoiles colorées à la place de la chaste feuille de figuier.