Interviews

Publié le vendredi, 28 janvier 2011 à 14h12

Interview à Giampaolo Gotti

Par Marie-Cécile Ouakil

Giampaolo Gotti

Giampaolo Gotti est le metteur en scène de la pièce de Giovanni Testori, L’Hamblette montée au théâtre de l'Opprimé en février 2011.

Comment avez-vous découvert L’Hamblette ? Est-ce que vous vous souvenez de vos premières impressions à la lecture de cette pièce ?

J’ai lu ce texte lorsque j’étais adolescent et il a laissé en moi une trace qui m’a hanté jusqu’à aujourd’hui. Ce qui m’a d’abord frappé, c’est bien sûr la langue, ce fatras de dialectes, de latinismes, de mots souvent empruntés au lexique étranger, cette manière de passer brusquement d’une langue cultivée et recherchée à une autre, vulgaire et souvent scatologique… Ces montagnes russes avaient créé chez le lecteur que j’étais une sensation vertigineuse ! Puis l’évocation des villages présente dans le texte m’a ramené à la région de mon enfance - en la transfigurant : le texte de Testori élevait le monde rural à une sorte de royaume imaginaire, à la fois familier et mythique. Enfin, la véhémence iconoclaste de ce texte, ainsi que la fureur anarchique qu’il exprime, épousaient la pensée qui était la mienne à l’époque. Aujourd’hui, le metteur en scène que je suis devenu est toujours fasciné… et peut-être même davantage !

Dans L’Hamblette, Testori se saisit du mythe raconté par Shakespeare pour en faire une nouvelle pièce. A votre tour, avec La Nouvelle Fabrique, vous vous emparez de la pièce de Testori pour la condenser et la densifier, notamment grâce à la polyphonie qui structure votre montage… Quels sont les éléments essentiels que souligne votre lecture de L’Hamblette ?

Etant donné la richesse de ce texte, les axes dramaturgiques sont multiples, mais quatre d’entre eux ont retenu plus particulièrement mon attention – notamment en raison de l’écho qu’ils exercent sur moi aujourd’hui, à l’âge de la maturité : le politique, l’érotique, le méta-théâtral et le métaphysique. Lorsque Testori écrit ce texte, dans les années 70 en Italie, des mouvements terroristes ravageaient le pays, entraînant la jeunesse vers une sorte de guerre civile… Il nous a semblé impossible de ne pas tenir compte de ce contexte. Pour faire émerger cette atmosphère, nous avons croisé le mythe shakespearien et « les années de plomb », ainsi qu’imaginé quelques effets-miroir avec le 11 septembre 2001 et la France des années 2010. Même si cet axe historique reste un contexte général, comme une toile de fond, il est très présent et fait sans cesse écho à l’action. Par rapport à l’aspect érotique, on peut dire qu’il est porté par l’écriture elle-même, qui est charnelle chez Testori. En travaillant à l’incarnation de cette langue, nous avons choisi de laisser la puissance érotique de la parole agir d’elle-même, en évitant de renforcer le contenu de la langue par l’action scénique. En même temps, dans la fable, cet érotisme se catalyse autour du personnage du Franzois (nouvel Horatio, alter égo de l’Hamblette), personnage énigmatique et porteur de l’Eros – et donc de pulsions destructrices, désagrégeantes… A l’image du théâtre qui selon Artaud, « se dénoue par la mort ou la guérison », Le Franzois est comme une peste : il purifie en détruisant. Ce personnage fait écho à l’imaginaire développé par Pasolini dans son film Théorème…

Qu’entendez-vous par « pulsions désagrégeantes » pour caractériser le personnage du Franzois ?

Dans L’Hamblette, Le Franzois est un personnage paradoxal : il fait naître et détruit, il crée du lien et dénoue… Face à la tragédie en marche qui dissout le groupe et contrairement à tous les autres personnages emmenés l’un après l’autre vers leur propre mort, Le Franzois survit – il est le dernier de la lignée, et à ce titre, il se doit de transmettre l’expérience du groupe afin qu’elle n’ait pas eu lieu en vain. Cette notion de transmission est essentielle au théâtre, elle est même au centre de nos préoccupations… Pratiquer le théâtre se fait à plusieurs, mais il faut être conscient qu’un ensemble n’est pas éternel ! Dans la vie comme au théâtre, il faut accepter qu’il se désagrège pour que les individus fassent naître à leur tour d’autres ensembles qui eux-mêmes se déferont… L’Hamblette met en scène cette idée. D’ailleurs, c’est pour défendre ce texte que Testori a créé la troupe du Teatro Pier-Lombardo à Milan en 1972. Trente-huit ans plus tard, La Nouvelle Fabrique s’est consolidée autour de cet écrit. Ce lien ne pouvait pas nous échapper, il nous est apparu comme une évidence.

Concernant le personnage principal, en quoi Hamblette est-il différent de l’Hamlet de Shakespeare ? De quelle façon Testori renouvelle-t-il le mythe ?

Dans la pièce écrite par Testori, Hamblette n’est pas un intellectuel mélancolique, mais un jeune désespéré, un gitan qui fait un pari mortel où il joue sa propre vérité. Interrogeant la vie, il parvient, par excès d’amour, à la malédiction de la vie elle-même. Interrogeant l’au-delà, il n’obtient qu’une non-réponse et devient la victime d’une trahison – qui est multiple : c’est la trahison du père, mais aussi celle de l’Etat, et au-delà, celle de Dieu (responsable du statu quo, créateur de la « pyramide »). En réaction, le héros (en révolutionnaire) transforme sa douleur privée en acte d’accusation et en blasphème : il sera le sacrifié destiné à renverser la pyramide de l’ordre établi et à mettre son propre désespoir à la place de la transcendance. Inversée, la ferveur initiale du héros engage alors un nouveau credo qui a pour horizon le néant et qui affirme la conscience d’un pourrissement universel, rongeant tant le royaume que l’Homme… Mais contrairement à toute attente, avec la perspective de transmission ouverte par Le Franzois, un faible espoir demeure et une solution meilleure semble émerger à la fin. Dans une invocation aussi désespérée qu’inextinguible, l’Hamblette de Testori ouvre aussi une sorte de réinvention du métaphysique : en tuant l’ancien dieu, il en invente un nouveau, celui de l’imaginaire.

Mais comment faire pour donner vie au théâtre à un matériau aussi abstrait ? Où l’acteur peut-il trouver un moteur d’action concret pour parvenir à incarner ce conflit métaphysique ?

C’est le métaphysique lui-même qui doit devenir le moteur d’action ! Le risque en réalité, c’est de devenir didactique. Pour éviter cet écueil, nous nous sommes nourris pendant les répétitions du Ventre du théâtre, qui est un écrit théorique de Testori, et nous l’avons mis en parallèle avec Le théâtre et son double d’Artaud. Contre l’abstraction, nous avons aussi élaboré un training spécifique qui a permis d’une part de faire du corps l’instrument capable de rendre vivants les concepts soulevés pendant la phase d’analyse, et d’autre part, de « jeter notre corps dans la lutte » comme disait Pasolini…

Quel est le déroulement de ce training ? A-t-il évolué avec l’avancée de la mise en scène ?

Ce training a eu deux directions, l’une verbale-vocale et l’autre psycho-physique. D’une part, l’objectif du training verbal-vocal est de faire travailler les acteurs sur l’énergie, afin que la langue puisse exprimer ce que d’habitude elle n’exprime pas. La langue de Testori étant écrite de manière lancinante, par crampes, traversées, rugissements, éblouissements, rots, crachats, le verbe incarné doit être comme un « ébranlement physique et d’incantation » (Artaud). Parallèlement, ce training est vocal – il met notamment en jeu des exercices de polyphonie. C’est une des inventions formelles majeures de notre mise en scène de L’Hamblette : comme dans un roman, les personnages vivent une sorte de vie parallèle. Ce principe de polyphonie – qui touche aussi bien le jeu des acteurs que les lignes visuelles ou sonores – joue sur des ressorts avant tout rythmiques, comme l’improvisation en jazz… D’autre part, l’objectif du training psycho-physique était double : d’une part la constitution d’un ensemble, socle indispensable à la naissance d’un spectacle polyphonique ; d’autre part, la recherche de ce que Artaud appelait un corps-hiéroglyphe, c’est-à-dire un corps prêt à explorer des sensations inhabituelles et à être mu par les impulsions du subconscient, plutôt que par les injonctions du rationnel. Le training a enfin privilégié la dimension monologique, en s’entraînant sur différentes compositions de mouvements et de vitesses, et la dimension dialogique, en introduisant la boxe française.

De quoi vous êtes-vous inspiré pour créer l’univers visuel de L’Hamblette ?

En travaillant sur l’image scénique, nous avons voulu creuser l’espace du rêve pour ne pas abandonner le sens au texte seul et inventer un tissu narratif parallèle avec l’imaginaire de l’ensemble – dans la dimension polyphonique que j’ai soulignée. Nous avons observé les tableaux de l’auteur lui-même et des peintres qu’il appréciait - Caravage, Géricault, Grünewald, Bosch, Bacon… La fréquentation de leurs œuvres a naturellement et indirectement influencé la scène vers un monde visuel testorien. Mais nous avons pensé que cet univers doit être différent dans chacune des deux parties de la pièce. Dans la première, la ligne des images accompagne la fable en créant les espaces dans lesquels l’action se déroule. Ce qui est alors au premier plan, c’est la firme des comédiens qui célèbre le rêve joyeux d’une aventure artistique commune. Dans la deuxième, le principe est différent : le développement des images devient autonome, comme dans les rêves et les cauchemars… L’apparition essentielle du spectre ayant fait perdre à Hamblette tout espoir de réponse, le monde est irréversiblement déréglé, et il vaut mieux tout détruire – plutôt le néant, plutôt ne pas être né !

Déjà présent dans la fable de Shakespeare, l’axe méta-théâtral est développé par Testori. Quelle place accordez-vous à cette dimension ?

Les mêmes termes, les mêmes images, peuvent être lues sur un plan ontologique ou politique, mais aussi sur un plan esthétique. Dans ce cas, le conflit principal ne sera pas tant entre Dieu et l’Homme ou entre l’Etat et le citoyen, mais entre l’ensemble et l’artiste, entre l’acteur et le metteur en scène… Si nous prenons le mot anarchie dont on parle dans la pièce, il évoque bien sûr l’homme révolté des existentialistes, mais il résonne aussi autrement, dans un sens qui ouvre à cette dimension théâtrale : « Il me semble bien que là où règnent la simplicité et l’ordre, il ne puisse y avoir de théâtre (…) lequel naît d’une anarchie qui s’organise après des luttes philosophiques ». Ces mots d’Artaud illustrent bien l’approche esthétique de l’anarchie, le besoin de partir du chaos pour pouvoir créer. De cette manière, nous avons vérifié l’existence d’un conflit profond entre notre besoin de construire la pièce sur un axe porteur et celui de ne pas la figer. Ici, L’Hamblette nous offre un deuxième mot-clé : la pyramide. Elle a une base et un sommet qui sont en conflit : conflit entre l’analyse et l’improvisation, entre volonté centripète et tension centrifuge, entre rigueur et liberté. Ces questions sont au cœur d’une jeune compagnie comme La Nouvelle Fabrique - quelles règles faut-il se donner ? Doit-on tendre à une forte cohésion avec le risque d’étouffer de fortes individualités ? Doit-on laisser à chacun une entière liberté, mettant ainsi en danger le travail du groupe ? L’ensemble offre-t-il le meilleur cadre pour la maturation de l’acteur ? Ou alors s’agit-il simplement d’un terrain fertile pour engendrer des individualités autonomes ? Notre passé regorge de brillants exemples d’ensembles théâtraux qui ont ponctué l’histoire du théâtre au vingtième siècle. Mais ces formes ont parfois créé des dictatures – celles des metteurs en scène, installés aux sommets des pyramides… Cette forme d’ensemble est-elle encore recevable, efficiente, aujourd’hui ? Je ne sais pas quelle forme prendra La Nouvelle Fabrique pour poursuivre son aventure théâtrale… La formule égalitaire actuelle pourra-t-elle se maintenir ? Est-ce qu’elle donnera finalement naissance à une hiérarchie implicite ? Quoi qu’il en soit, la pièce que nous montons ensemble parle des nécessités paradoxales auxquelles se confronte l’artiste - détruire et recréer, se libérer de tous les liens qui oppriment, se regrouper pour créer… Dans cette dialectique-là, nous avons trouvé beaucoup d’énergie. Pas nécessairement une réponse !