Dans les petits plats des grands

Publié le mardi, 15 juin 2010 à 10h50

Le Codex à la Romanoff, une recette da Vinci ?

Par Valérie Quezada De Talavera

portrait de da VinciQue ce soit dans le tableau de la Joconde ou celui de saint Jean-Baptiste, le pinceau de Léonardo da Vinci travaille les contours en « fondu », ce qui ne permet pas de dissocier clairement le sujet du fond tel le sfumato désormais indissociable du nom de ce créateur de génie. En cuisine, l'équivalent de cette vaporeuse fumée est exhalée par des mets savoureux dont on se délecterait presque les yeux fermés tant elle se substitue à la matière.

Les yeux fermés… justement, voici l’occasion de les ouvrir sur le fameux Codex Romanoff exhumé en 1987 dans un livre de recettes intitulé Notes de cuisine de Léonardo da Vinci des Britanniques S. et J. Routh. Quoi que, avant d’en savourer les textes, on pourrait se demander s’il ne sentirait pas un peu le… fumeux !

Après l’homme de science, l’urbaniste, le peintre du clair-obscur, sortons de l’ombre le magicien des arts de la table. Le XVe s. est un moment des plus importants pour la gastronomie, c’est la période de l’abandon progressif des plats au verjus, ou agresto en italien, et où l’on tempère les mélanges d’épices qui étourdissent le palais.

La Renaissance voue un culte à la beauté et à la science afin que l’homme maîtrise son destin et ses manières triviales… y compris à table. Des modes d’emploi sur la façon de se tenir à table apparaissent.
Leonardo, la trentaine, n’affiche pas encore dans son CV la Joconde et la Cena mais il a déjà de belles commandes à son actif. Il décide d’envoyer « une lettre de motivation » au duc Ludovico Sforza, un homme de guerre certainement très sensible à ses talents de bâtisseur et de fondeurs de canons, qui tient à auréoler son pouvoir des plus brillants esprits.
De l’art aux manières fortes de Sforza, il n’y a que quelques kilomètres que franchira da Vinci vers 1482 (ou 1483 selon les sources) en quittant Florence pour Milan. Ce duché pris d’assaut en 1479  et en 5 jours par le condottiere Sforza surnommé  « il Moro » devient, après Florence, un centre artistique et une puissance politique placée sous son actif mécénat.
En 1491, son mariage avec Béatrice d’Este marquera le début d’incroyables festivités, dont la conception nécessite des ordonnateurs de fêtes et de spectacles. Voici un brouillon de lettre conservé dans le Codex Atlanticus adressé à Ludovico Sforza où notre artiste multicartes n’hésite pas à « se vendre » en neuf points détaillés avec toute l’objectivité du vendeur qui sait se positionner face à la concurrence :

Ayant très illustre Seigneur, vu et étudié les expériences de tous ceux qui se prétendent maîtres en l'art d'inventer des machines de guerre et ayant constaté que leurs machines ne diffèrent en rien de celles communément en usage, je m'appliquerai, sans vouloir faire injure à aucun, à révéler à Votre Excellence certains secrets qui me sont personnels, brièvement énumérés ici.

1° - J'ai un moyen de construire des ponts très légers et faciles à transporter, pour la poursuite de l'ennemi en fuite … » Ainsi jusqu’au point :

9° - S'il s'agit d'un combat naval, j'ai de nombreuses machines de la plus grande puissance pour l'attaque comme pour la défense : vaisseaux qui résistent au feu le plus vif, poudres et vapeurs.

« En temps de paix, je puis égaler, je crois, n'importe qui dans l'architecture, construire des monuments privés et publics, et conduire l'eau d'un endroit à l'autre… » « …. je m'engagerai à exécuter le cheval de bronze à la mémoire éternelle de votre père et de la Très Illustre Maison de Sforza ».

Et de conclure son argumentaire sur le mode « d’une offre d’essai sans engagement » :

Et si l'une des choses ci-dessus énumérées vous semblait impossible ou impraticable, je vous offre d'en faire l'essai dans votre parc ou en toute autre place qu'il plaira à Votre Excellence, à laquelle je me recommande en toute humilité.

L’embauche durera 18 ans jusqu’à l’invasion des Français en 1499.

C’est une période foisonnante de création, qui permet à cet artiste insatiable de travailler sur l’étude de la fusion pour une statue équestre, à l’organisation des fêtes du château, au portrait de la dernière maîtresse du Duc, etc.

L’esprit ingénieux de Leonardo s’adapte avec agilité à ces exercices de style que l’on pourrait penser à contre-emploi, alors qu’en réalité les fastes déployés par la cour valent une réputation considérable dans toute l’Europe à leurs maîtres d'œuvre.

C’est ainsi que l’on a retrouvé dans le Codex Atlanticus des dessins de machines et d’inventions rattachées à la sphère culinaire et aux mises en scène de fêtes et de banquets comme un tourne-broche automatique actionné par la chaleur, une machine à presser les olives, une autre gigantesque pour moudre le grain, et même d’une recette « d’eau de rose désaltérante et fraîche au sucre et citron, filtrés dans un linge ».

En tant d’années au service de ces somptueux banquets, on pouvait s’attendre à trouver bien d’autres traces de cet esprit sans cesse en alerte et prompt à noter tout ce qu’il imagine. Pourtant, rien de plus n’avait survécu. Et il fallut attendre en 1987 la parution du livre Notes de cuisine de Léonardo da Vinci  pour apprendre qu’un certain Pasquale Pisapia, parfaitement inconnu de nos jours, aurait en 1931 déniché au musée de l’Ermitage de Léningrad l’original d’un mystérieux codex attribué au maître de la Renaissance, connu depuis sous le nom de Codex Romanoff grâce à une copie rédigée par ses soins… Signalons que ledit musée de l’Ermitage a toujours formellement nié l’existence de ce manuscrit. Dans sa complaisante préface, le Dottor Marino Albinesi, pubblico ministero a Roma e presidente del Circolo enogastronomico d'Italia, nous fait remarquer que les Soviétiques n’en sont pas à leurs premiers dénis (on notera la clairvoyance de ce monsieur !)

tourne-broche automatique, actionné par la chaleurLe cœur du livre des Routh est constitué d’un pêle-mêle de textes et de dessins des inventions de Leonardo que les auteurs présentent avec une certaine liberté : sous leur plume, la machine à tordre les nœuds devient machine… à spaghettis ! On y trouve un batteur géant, actionné par une personne en son centre, au risque de se noyer dans les débordements de matière onctueuse. Des recettes également, comme celle qui consiste à immerger entièrement un bœuf, ou une vache, accompagné de carottes et de baies de genièvres, à faire bouillir jusqu’au détachement complet des chairs. Comptez 16 petites heures, puis préparez vos bouillons cubes pour les dix ans à venir.

A parcourir ce livre que certains qualifient d’étonnant et d’autres de douteux, on découvre aussi une facette inattendue de da Vinci, prêt à recommander les bonnes manières en toutes circonstances ! Ainsi, écrirait notre génie, si un assassin se trouve à votre table, n’en omettez pas pour autant le respect du code…x Romanoff des bonnes manières :

« …suivant le crime choisi, l’assassin se mettra à droite ou à gauche de (sa) victime de manière à ne pas déranger la conversation des voisins de table… » Puis, une fois son crime accompli, Leonardo conseille de « … dégager le corps qui pourrait donner des problèmes de digestion aux personnes présentes ». On est tenté d’ajouter qu’un hôte averti prévoira d’avoir toujours sous la main un invité de réserve.

Tout un programme qui laisse imaginer, tant que nous y sommes, le moment où les auteurs retrouveront un hypothétique second volet d’une ultime Cena, attribuée à Leonardo da Vinci, dans une nouvelle composition : Jésus ? Ah, désolé ! Ce monsieur ne figure pas sur notre liste d’invités.

A lire :
Léonard de Vinci et la cuisine de la Renaissance/Sandro Masci édition Gremese