Publié le vendredi, 24 octobre 2008 à 18h32
Marcello Fois
Marcello Fois est écrivain. Né en Sardaigne, il vit depuis plusieurs années à Bologne, où il a été, en 1990, parmi les fondateurs du Gruppo dei Tredici (Groupe des treize). Il est aussi scénariste et dramaturge. Nous l’avons rencontré à l’occasion de la présentation de Mémoire du vide, qui vient de paraître en France aux éditions du Seuil.
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La littérature italienne a un regain d’intérêt ici en France
C’est tout à fait vrai, il suffit de penser que pour la première fois il y a trois romans italiens sélectionnés pour le Prix Médicis étranger 2008. Aucun autre pays n’est aussi bien représenté. Chaos Calme de Sandro Veronesi, Comme Dieux le veut de Niccolò Ammaniti et mon Mémoire du vide. C’est un signal évident.
Votre livre " Mémoire du vide " est consacré à Samuele Stochino, un célèbre bandit sarde. Lors d’une interview vous avez dit qu’il existe plusieurs versions de la vie de ce personnage légendaire et que la vôtre n’est qu’une parmi les autres. Est-ce qu’il y a des traces réelles de Stochino ou tout n’est que légende ?
Il y a beaucoup de traces de son existence et dans le livre j’en cite un certain nombre. Par exemple les messages qu’il écrivait sont réels, le texte est exactement le même et l’écriture, la graphie que je décris est la sienne. Ils se trouvent au musée des carabiniers à Rome. Stochino a été une véritable épine dans le flanc de l’ordre public dans l’Italie proto-fasciste. Donc il fallait absolument l’attraper (ou bien feindre de l’avoir attrapé). Il avait la mise à prix la plus élevée de tous les temps 250.000 lires. En 1926 on pouvait acheter un village entier avec ce montant là.
Ce fut donc un personnage réel et terrible. La littérature a toujours couru le risque de glorifier les délinquants, du moment qu’on en parle. Ce fut toujours ainsi. Cicéron était conscient, lorsqu’il a écrit les « Catilinaires », que cet être immonde passerait à la postérité pour le seul fait de lui avoir consacré un livre. Et beaucoup de vertueux resteraient inconnus, c’est le destin de la littérature.
Ma version tient compte des documents mais elle les adapte sinon ce serait un documentaire. Le rôle de la littérature n’est pas de s’adapter aux faits mais de soutirer, par son procédé latéral, le vrai sens des questions et de le restituer au lecteur. Ce que le froid document n’arrive pas à rendre.
La littérature injecte du sang dans les veines des personnages
Oui, elle donne ce surplus qui permet d’atteindre une vérité possible de façon plus directe.
La forme de votre roman est particulière. Empruntée à la tragédie grecque mais pas seulement.
Il y a un projet purement stylistique. La mémoire du vide est un livre essentiellement sur la mémoire. D’un point de vue physique, psychologique mais aussi littéraire. J’ai tenté d’utiliser les systèmes de notre mémoire collective. Il y a le cantastorie (conteur), le conteur homérique… mais aussi le tableau peint. Pas quelque chose de typiquement sarde mais plutôt un condensé des moyens d’expression de la méditerranée. Tout ce qu’on a utilisé pendant des siècles, surtout la transmission orale et c’est pour cela que la tragédie grecque a toute sa place.
Mais aussi des versions contrastantes.
Bien sûr. C’est la légende, le racontar, la rumeur. J’ai donc utilisé tous ces moyens qui sont traditionnels et qui font partie de notre histoire, de nous en tant que peuples de la méditerranée, mais que nous avons refoulé. Et cette base très traditionnelle devient paradoxalement très originale. En réalité le nouveau n’existe pas, il n’est rien d’autre que le vieux réutilisé. Chaque chapitre de mon livre commence avec un petit résumé de ce qui va se passer. Exactement comme dans les romans anglo-saxons du XIXème siècle.
Prenons par exemple un auteur comme Jules Verne, il n’y a rien de plus actuel et contemporain. En relisant De la terre à la lune on comprend parfaitement la politique de George Bush et sa stratégie : lorsqu’on n’a pas d’ennemi il faut s’en inventer un.
En lisant votre roman j’ai eu l’impression que la conclusion n’était qu’une inéluctable conséquence de l’ouverture, l’accomplissement d’un destin.
Mémoire du vide n’est pas du tout un roman sur le destin mais sur la superstition du destin. C’est à dire sur cette faille qui permet de faire croire au destin dans des sociétés qui ont perdu la mémoire. Plus les sociétés perdent la mémoire et plus la superstition du destin est possible et présente. Ils ont oublié, ils ont refoulé… on accepte le destin lorsqu’on n’arrive pas à expliquer. Mais le destin n’existe que pour ceux qui l’exploitent afin d’obtenir ce qu’ils ne pourraient pas obtenir autrement. Comment sinon convaincre des gens à partir à la guerre se faire massacrer ? Comment accepteraient-ils le paradoxe des « soldats de paix » ? Je parle de la guerre car c’est un thème auquel je suis particulièrement sensible. Mais pour la nature c’est pareil. L’idée qu’on doit défendre la nature… il n’y a rien de plus incongru. La nature se défend toute seule car c’est elle qui gagnera dans tous les cas. Dans un demain plus ou moins lointain Manhattan sera envahie par la forêt amazonienne. Et nous ne pourrons rien y faire. D’une façon ou d’une autre, on paie toujours nos dettes envers la nature. Si on bâtit des maisons sur le flanc du Vésuve et celui-ci les détruit en se réveillant soudainement, ce n’est pas du tout le fruit du hasard ou de la malchance ni du destin.
Dans votre livre, vous dites que pour les Sardes le hasard n’existe pas.
Le hasard n’existe pas. Ce livre commence avec un mystère qui n’en est pas un. Il y a le mystère et tout de suite son explication.
Mais il y a un signe, un « S » tracé par Felice, le père de Samuele, avec le pied qui ne s’efface pas, c’est un signe indélébile. Ce n’est pas un mystère ça ?
Ce « S » est un symbole qui peut vouloir dire beaucoup de choses, Samuele par exemple, Stochino, Saint Sébastien… Samuele en réalité est concentré sur lui-même. Il dit qu’il fait ce qu’il fait pour la famille mais ce n’est pas vrai du tout, le seul moteur est son ego, le reste n’est que prétextes. Mais lorsqu’on est concentré sur soi-même il n’y a pas de solution. La seule solution ce sont les autres. Sans les autres, il n’y aura jamais d’issue positive.
La Sardaigne, voilà un autre « S » en tant qu'île est le symbole même de l’isolation.
Son monde est constitué d’un ensemble de Sardaigne, d’un puzzle d’îles. Samuele est quelqu’un qui voyage beaucoup mais qui n’apprend rien de ses voyages. Il est tellement replié sur lui-même qu’il n’a aucune communication avec l’extérieur. Il est l’exact contraire de Saverio Polito. Ils sont tellement aux antipodes qu’ils se ressemblent. Il s’agit de deux marginaux totalement complémentaires. Et entre les deux on remarque une sorte d’attraction érotique qui s’exprime de façon indirecte. Leur première rencontre coïncide avec la perte de la virginité de Samuele.
Le rapport entre les deux frères est particulièrement intéressant. Au début du livre Samuele met les chaussures de Gonario et doit se faire passer pour lui et à la fin Gonario met l’uniforme de Samuele ce qui lui sera fatal.
Gonario est quelqu’un d’inadapté à son temps. Mais il serait inadapté aussi à notre temps. Il est substantiellement inadapté aux temps très violents, sans pitié. C’est quelqu’un que l’on dépouille de tout, sans problème, quelqu’un de simple qui trouve son bonheur uniquement dans le rapport avec la nature. Il est comme le bétail qu’il garde et il peut survivre uniquement s’il est protégé. C’est une espèce en voie de disparition. Il incarne bien le mythe du « bon sauvage ». Lorsqu’il meurt c’est une perte considérable et surtout inutile car il s’agit de quelqu’un d'absolument inoffensif. En même temps il est conscient de sa situation et donc il est éternellement triste et fasciné par son frère.
J’aime beaucoup ce personnage car d’après moi c’est le prototype du Méditerranéen. On pense que nous autres levantins, nous sommes malins et fourbes mais ce n’est pas vrai du tout. C’est un cliché. Notre territoire est habité par des gens totalement désarmés et colonisés qui vivent devant la télévision et veulent seize portables, qui n’ont rien à manger mais veulent le 4x4. Il n’y a rien de malin dans tout ça.
Si vous êtes d’accord on va parler un peu de la « situation littéraire italienne ». J’ai l’impression qu’en ce moment les choses bougent pas mal, notamment par rapport à la France où tout est un peu figé, qu’il y a un débat intéressant, un débat d’idée sur le rôle de la littérature relancé il y a quelques mois par un article de Wu Ming, repris par Giancarlo De Cataldo, à propos de la New Italian Epic.
Wu Ming et De Cataldo ont été les victimes d’attaques assez dures de la part de l’establishment. Et ce n’est pas un hasard. Pour la première fois la critique est en grave retard sur sa matière, la production littéraire. Au lieu de rattraper son retard la critique réagit en agressant les écrivains. Le critique, qui pendant longtemps a eu le rôle d’accueillir les nouvelles tendances, de les analyser et de les exposer au grand publique, fait exactement l’inverse et donc les écrivains ont dû apprendre à se passer du critique. Nous avons un impact sur le public sans besoin des critiques.
C’est peut-être lié aussi aux nouveaux moyens de communication, je pense en particulier à Internet.
Nous avons pu dépasser cette espèce de pudeur du local. Grâce aussi à une certaine critique en Italie nous avions une attitude provinciale vis à vis des auteurs italiens. On assistait au paradoxe qu’on publiait des auteurs médiocres mais anglo-saxons et on refusait des bons auteurs italiens. Depuis le début des années 90 la situation a changé. Certains écrivains ont décidé donc de contourner les obstacles Mais ça a commencé avant Internet. Quand nous avons commencé à écrire il n’y avait pas de place pour nous. Absolument pas. La triade Pasolini, Calvino, Moravia, n’a pas enfanté. Il n’y avait plus personne. Donc le Groupe des Treize et les Cannibali (les cannibales) ont été un cheval de Troie. Nous sommes entrés dans le marché éditorial italien dans une période où tout le monde attendait le « nouveau roman » que les Français avaient déjà abandonné depuis longtemps. En Italie, à l’époque, un bon roman n’avait forcément pas de lecteurs. Si un livre avait beaucoup de lecteurs il était nécessairement mauvais, pondu par un écrivain ordinaire. Notre chance fut justement un petit groupe de lecteurs fidèles. Nous nous sommes mis à dos toute la critique car nous faisions de la littérature populaire. Et nous avons démontré que l’on peut écrire bien et pour beaucoup de monde.
Nous nous sommes donc cherché des parents littéraires ailleurs, des auteurs un peu marginaux comme Buzzati, Sciascia, Gadda des grands auteurs qui ont fait de la littérature de genre.
La « New Epic » de Wu Ming est un développement de cette tendance. Car si la première phase consistait à se libérer de la pudeur de faire de la littérature de genre, sans écouter les critiques, la deuxième phase, plus récente, concernait le sujet. On s’est débarrassé de la pudeur de parler de l’Italie d’aujourd’hui. On faisait référence à la situation actuelle de notre pays par le biais du roman historique. Mémoire du vide est un roman totalement actuel.
Concernant par exemple la guerre de Libye, je me suis engagé à détruire ce lieu commun totalement faux que le colonialisme italien a été un colonialisme doux. Jusque dans les années 70, tous les historiens, même ceux qui se disaient de gauche, ont tenté de démontrer que, à la différence du français et de l’anglais, le colonialisme italien a été gentil. Rien de plus faux ! Il a été horrible, les massacres, les pendaisons publiques de civils, parfois même trois milles par jour, les viols de femmes et enfants… étaient quotidiens. Nous avons été les premiers à expérimenter les gaz nervins, avant les nazis. Le « New Epic » est exactement un mouvement de ce genre. Et les auteurs italiens n’ont jamais été autant traduits qu’en cette période, quoi qu’en dise la critique.
Quels sont d’après vous les rapports entre les écrivains et les journalistes, car on a l’impression que l’un veut faire le travail de l’autre et vice-versa.
Les deux métiers sont totalement différents. Le romancier n’est pas ténu par la documentation, il arrive à la vérité de façon oblique tandis que le journaliste doit apporter toujours les preuves de ce qu’il écrit. C’est un peu le sens de la célèbre phrase de Pasolini dans le « Corriere della Sera » : « je sais, qui sont les mandataires, je le sais pertinemment, mais je ne peux pas le démontrer ».
Le phénomène de documents que l’on voit de plus en plus publiés sur des sujets d’actualité, comme le livre de Saviano, qui ne sont ni des romans ni des reportages est provoqué aussi par le manque d’espace pour publier ce genre de textes. Il s’agit d’hybrides avec des risques d’ambiguïté. Je ne parle pas du livre de Saviano, qui est limpide et sur lequel je n’ai aucune réserve.
Je pense plutôt au dernier livre de Pansa (La Grande Bugia, Giampaolo Pansa, voir un article sur le site Bellaciao NdR), carrément révisionniste, lorsqu’il parle des délits des résistants. Il s’est adapté au nouveau climat et a retourné sa veste. C’est triste et déprimant. En Italie actuellement on assiste à cette course à l’autopunition de la gauche. Je me punis avant qu’on me le demande. Le dernier livre de la Comencini (Cristina Comencini, L' illusione del bene NdR), est dans cette mouvance : qu’est-ce qu’on est déprimé nous de gauche ! Je suis vraiment las de cette attitude d’autant plus qu’on a à faire à une droite qui ne fait pas de prisonniers. La gauche est devenue enfantine et moraliste ce qui m'insupporte au plus haut degré. Je suis de gauche et totalement décomplexé. Surtout dans cette période où il faut faire des choix précis, nets. On ne peut pas rester dans l’ambiguïté.
On revient à l’écrivain, qui est forcément contre, c’est son rôle. Il ne peut pas être consensuel sinon cela produirait une écriture de régime. Comme Bruno Vespa (journaliste et présentateur historique de la télévision NdR) qui fait semblant d’analyser la situation mais il ne s’agit que d’une écriture, j’ai du mal à dire littérature, avec le chapeau à la main.