Interviews

Publié le vendredi, 26 avril 2013 à 13h37

Entretien avec Massimo Gramellini sur son dernier roman, Fais de beaux rêves mon enfant

Par Luisa Palazzo

gramellini©VallinottoA l'occasion de la sortie française de son roman, Fais de beaux rêves, mon enfant, Massimo Gramellini, nous a accordé cette interview :

Avec ce roman tu as révélé au public une expérience douloureuse de ta vie que tu avais longtemps gardé cachée : qu’est-ce que cela a changé dans ton rapport au souvenir de cette expérience et comment as-tu vécu le succès incroyable du livre en Italie ?

Le succès a été vraiment incroyable, et non pas seulement du point de vue des exemplaires vendus, parce qu’effectivement le livre est encore parmi les meilleures ventes en Italie, ce qui est extraordinaire, mais surtout du point de vue des réactions des lecteurs. Je ne m’attendais pas à qu’ils le lisent pour de vrai ! Non, je rigole pour minimiser la chose, mais en fait les réactions des lecteurs m’ont beaucoup touché : j’ai reçu une quantité incroyable de lettres de gens qui m’ont raconté leurs histoires, ce qui montre qu’ils ont vraiment apprécié le livre.

Il m’est arrivé que des lecteurs me racontent des choses de leur vie qu’ils n’ont jamais avouées à leurs proches. Ainsi, je suis devenu le dépositaire de milliers de secrets cachés ou découverts avec des années de retard, comme dans mon cas. Moi, en effet, j’ai découvert la vérité sur la mort de ma mère il n’y a pas très longtemps, et c’était justement cette découverte qui m’a fait prendre la décision d’écrire ce roman. Ce que j’ai découvert après la publication c’est que le nombre d’histoires, de mystères et de secrets qui existent dans les familles est incroyable, et que pour beaucoup de lecteurs les événements douloureux de leur vie restent ensevelis au fond d’eux.

Parmi les témoignages que j’ai reçus, il y en a de très touchants, de parents qui se sont reconnus dans l’histoire du livre, notamment de mères atteintes de graves maladies qui auraient voulu se suicider, mais qui m’ont dit qu’en pensant aux premières pages de mon livre, à mon récit de moi enfant, elles ont retrouvé la force de rester aux côtés de leurs fils. Je ne peux pas dire que j’ai sauvé leur vie, ça serait sans doute présomptueux, mais lire des choses pareilles est la récompense plus grande pour mon livre. L’idée d’avoir écrit quelque chose de touchant pour le public est la chose la plus importante pour tout écrivain.

Dans ton roman tu racontes les étapes principales de ta vie, de l’enfance à l’adolescence et puis à l’âge adulte, et on a comme l’impression que dans ce parcours c’est l’enfant qui se débrouille le mieux. L’enfant, différemment de l’adulte, arrive en effet à fuir la réalité tyrannique en se réfugiant dans l’imagination. Cela veut dire que la vérité, le deuil, la souffrance sont plus difficiles à combattre pour les adultes ?

Ce qui est sûr, c'est qu’avec l’âge adulte l’individu entame un bras de fer avec la réalité. Face à la douleur il y a trois types de réactions possibles : on peut rester paralysés, lui tourner le dos, ou on peut la combattre, et donc l'accepter. Seulement celui qui fait ce troisième choix arrive à dépasser la douleur. Il faut voir toute souffrance comme une opportunité, comme un message de la vie qui nous dit : « Tu veux grandir, évoluer et découvrir des aspects de toi que tu ne connaissais pas ? Alors il te faudra te heurter à la douleur. » C’est un peu comme la trame de tous les romans : il y a toujours un héros dans une situation initiale qui est obligé à un certain moment d’agir, d’être courageux et prendre des décisions, et c’est ainsi qu’il pourra découvrir son destin. C’est aussi mon histoire : je suis devenu adulte seulement au moment où j’ai finalement accepté de faire face à la vérité et à la souffrance. Avant, je n’étais qu’un adulte resté enfant. L’énorme différence c’était que les enfants peuvent créer des mondes merveilleux, alors que les adultes n’y arrivent pas, donc c’était beaucoup plus difficile de vivre comme ça.

Mon livre est une histoire sur l’acceptation de la douleur, ce qui est quelque chose de très difficile mais non pas impossible. Le public s’est identifié et a accepté mon histoire parce qu’il a assisté à mon parcours et a vu que ce n’était pas facile pour moi et que je me suis trompé plusieurs fois avant d’accepter la réalité. Je ne voulais pas prétendre d’imposer une morale, j’ai donc raconté mon histoire telle qu’elle a été : celle d’un être humain qui est en train de se perdre jusqu’à ce que il ne trouve en soi et dans les personnes qui l’entourent la force de réagir et découvre que seulement en acceptant de souffrir il pourra être une personne meilleure. Il faut accepter que la vie nous change, si on reste identiques tout au long de nos vies, à quoi ça sert d’avoir vécu ?

On ne regrette donc pas cette innocence du monde imaginaire de l’enfance…

Non, je pense qu’on est destinés à changer, et que la vie est une série d’expériences et d’épreuves. Pour citer un auteur français, dans Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar fait dire à l’empereur une chose très importante, à savoir que dans la vie la chose la plus difficile c’est d’apprendre à accepter la réalité, même dans les situations les plus terribles. La réalité est comme un monstre, mais il ne faut pas avoir peur, il faut aller à sa rencontre pour qu’il se dissolve, mais moi-même pendant longtemps je n’ai pas eu le courage de faire ça.

Dans le livre on découvre que ce roman est né de l’idée d’un essai contre la résignation avec laquelle les gens semblent affronter cette période de crise. Ton expérience personnelle avec ton acceptation de la vérité et de la douleur aurait fait de préambule à cet essai…

Oui, c’était pour rendre le message plus puissant et plus efficace.

Oui, c’est justement cette approche qui m’intéresse : l’idée de parler de la réalité, du présent historique, à partir des sentiments. Quel est donc à ton avis le rôle que peut jouer la littérature dans le contexte contemporain ?

Depuis des siècles, et malgré les évolutions de la technologie, l’homme a toujours été attiré par les histoires, par les contes. Les idées sont plus puissantes si elles sont véhiculées par des récits. Dans le récit d’une histoire, en effet, le lecteur comprend mieux, parce qu’il ne lit pas seulement avec sa tête mais aussi avec son cœur, et parce qu’il peut s’identifier avec les personnages et voir avec leurs yeux. Mon deuil n’aurait pas eu le même effet si j’avais décidé de le raconter dans un essai.

Dans mon cas, en plus, il s’agit du récit d’une expérience intime très difficile, parce que je décris la perte d’un amour irremplaçable. Cela peut sembler absurde, mais on peut perdre un fils, ce qui est affreux, mais on peut avoir d’autres fils. De même, on peut perdre l’amour de notre vie et penser qu’on ne sera plus capables d’aimer, mais en fait on peut retomber amoureux. En revanche, lorsqu’on perd une mère, cet amour est irremplaçable. Mais je pense qu’il faut accepter le fait que ce soit comme ça, parce que souvent, beaucoup d’hommes qui ont perdu leur mère cherchent un substitut de celle-ci dans les femmes de leur vie, mais je pense qu’aucune femme ne voudrait jamais une chose pareille.

Moi j’ai eu un autre type de problème, j’avais tendance à fuir l’amour. On le voit dans le livre : la première fois où je me suis vraiment laissé aller pour quelqu'un, c’était une pour histoire absurde, avec une fille que j’avais connue pendant un été et qui en plus était encore liée à quelqu’un d’autre. Je ne dis pas que je n’aurais pas dû tomber amoureux, mais c’était une folie, c’était évident que cette histoire n’aurait pas pu durer, mais moi je ne voulais pas le voir. Je m’obstinais à penser qu’elle était la femme de ma vie parce que je fuyais la fin, parce que je ne voulais pas me retrouver à faire le deuil de cette histoire. En effet, la fin de toute histoire est une déchirure, et pour moi cela aurait signifié revivre en partie ce que j’avais senti après la perte de ma mère : le sentiment de quelque chose qui ne reviendra plus jamais. Moi, je fuyais ce sentiment, je ne voulais pas l’accepter. Mais, heureusement, dans le cas des relations amoureuses, cette déchirure n’est jamais vraiment définitive : on peut recommencer à aimer, même si cela peut sembler impossible, on découvre qu’on peut aimer d’autres personnes.

Mais finalement, une mère non plus, on ne la perd pas pour toujours, parce que sa présence reste avec toi. Paradoxalement, je pense même que cette présence dans mon cas a été plus forte que pour d’autres gens qui n’ont pas perdu leur mère, parce que moi je parle tous les jours avec la mienne : je lui parlais avant de passer les examens à la fac, et chaque jour avant de passer à la télé ma dernière pensée est pour elle. Elle est toujours là pour moi. Et maintenant c’est une présence positive, mais pendant longtemps, je ne l’acceptais pas, parce qu’elle cachait un secret dont j’étais sans doute à connaissance, du moins inconsciemment, mais que je ne voulais pas connaitre.

Dans ce livre tu renvois à ton roman précédent, Comme à la fin des contes de fées, et on découvre que même dans ce roman-là il y avait des éléments autobiographiques...

Oui, il y a un chapitre de ce libre où je raconte la mort de la mère du personnage. Au moment de la rédaction j’avais pensé m’inspirer de la mort de ma mère, mais quand ma marraine l’a lu elle a compris que je ne connaissais pas la vérité. On n’en avait jamais parlé en famille, parce que certains sujets restent des tabous, mais grâce à ce chapitre j'ai découvert que je ne savais pas vraiment comment ma mère était morte. Découvrir une chose pareille à 49 ans est sans doute trop tard. Certes, à 9 ans ça aurait été décidément trop tôt, et ma famille avait bien fait de me cacher la vérité à l’époque, mais à 49 ans c’est trop tard.

Peut-on dire que ton rapport à l’écriture, au-delà de ton métier de journaliste – je parle donc de l’écriture littéraire – soit lié à un fil autobiographique, ou cette approche est exclusive à ces deux romans ? As-tu d’autres projets d'écriture ?

J’aimerais écrire d’autres histoires, mais de fiction, sans d’autres références autobiographiques. Cependant, même si je ne parle pas de moi, dans mon écriture il faut qu’il y ait un lien avec les sentiments. Je trouve que souvent on ne fait pas vraiment la distinction entre les émotions et les sentiments : les gens parlent des émotions comme s’il s’agissait des sentiments, mais moi je pense que les premières sont liées à ce que la terminologie orientale appelle le chakra du ventre, alors que les sentiments parlent au cœur. Ce que je voudrais dans l’écriture, c’est d’arriver à donner la voix aux sentiments. Presque personne n’écoute plus son cœur, mais si on arrive à faire parler les sentiments, le lecteur ne peut pas rester indifférent. Je pense, en effet, que ce dont on a besoin en ce moment c’est quelque réapprendre à nous écouter. C’est ce que je cherche dans l’écriture : une communication des sentiments.

Le succès du livre montre bien que tu as réussi à communiquer avec les lecteurs de cette manière. En plus, j’ai lu qu’il a été traduit en plusieurs pays différents. Tu sais déjà comment il a été reçu à l’étranger ?

Oui, il est déjà sorti en Espagne, et il y a un mois on m’a dit qu’il était troisième ou quatrième dans les listes des livres les plus vendus. Il vient aussi de sortir en Norvège, où l’éditeur a choisi une couverture qui m’a fait sourire : on voit un enfant avec un vieux béret qui sort d’une espèce de taudis ou d’une ruelle déserte, je ne sais pas si cette image correspond à leur vision de l’italien des années 1960, en plus orphelin, ou si c’est leur vision actuelle de l’italien, avec la crise ! Enfin, pour citer une autre anecdote sur les traductions, ici en France on a légèrement modifié le titre, en ajoutant « mon enfant » à « Fais de beaux rêves », parce qu’il parait que « Fais de beaux rêves » est le titre d’un ouvrage contre l’insomnie… Ils ont donc bien fait à essayer d’éliminer toute confusion !

Ici en France on va bientôt publier aussi ton premier roman, Comme à la fin des contes de fées

Oui, toujours chez le même éditeur. Puis, Fais de beaux rêves, mon enfant sortira aussi en Allemagne et aux Etats-Unis. La traduction américaine a été une surprise, parce que normalement les pays anglophones ne publient pas beaucoup de livres étrangers, mais grâce à une éditrice italo-américaine (ou italo-canadienne) mon roman a été acheté. On verra ce qui se passe, peut-être qu’ils vont en imprimer seulement trois exemplaires, mais c’était quand même une surprise.

Il s’agit d’un roman sur une histoire si intime que je ne sais vraiment pas comment il peut être reçu dans un contexte différent de celui d’origine. Par exemple, l’année dernière il y a eu le phénomène des Cinquante nuances de gris qui était en première position dans toutes les listes des meilleures ventes, et moi j’étais deuxième, juste avant les autres nuances de la trilogie… je me rappelle alors que je rigolais en disant que j’avais écrit les cinquante nuances de Gramellini ! Mais en fait dans le cas de E.L. James on n’était pas surpris du succès universel, on le savait à l’avance, mais dans le cas de mon livre, on ne peut pas vraiment être sûrs des réactions du public avant la publication dans les différents pays. Quelle sera la réaction du public français, par exemple ? Le correspondant du Monde en Italie me disait qu’il avait été surpris par le nombre d’occurrences du mot « maman », parce qu’il dit qu’en français on dirait « mère », « maman » est un mot considéré comme enfantin. Je ne sais pas si tout le monde aura cette impression, mais en tout cas, c’est vrai qu’en Italie ce mot n’est pas perçu de la même manière.

C’est vrai, il y a des aspects culturels qui nous distinguent des Français, même s’ils sont nos cousins, mais je crois que ce livre a la capacité de pouvoir communiquer d’une manière différente avec chaque lecteur.

Par ailleurs, ton éditeur me disait que certaines références dans ton histoire étaient connues aussi ici en France à l’époque, ce qui veut dire que parfois les frontières géographiques disparaissent. Mais, à propos de frontières, quel est ta vision du panorama actuel de la littérature française ?

La France est un pays qui a un énorme respect pour la culture, et cela depuis longtemps. En Italie, en revanche, on a des gros lecteurs mais aussi toute une partie très large de la population qui a une véritable idiosyncrasie pour l’objet livre et pour la capacité de concentration dans la lecture. En France, on écoute encore la radio et il y a une vaste programmation culturelle très intéressante. Je reviens justement d’une émission de la RCF où un journaliste avec des écrivains lisait tout simplement les pages de mon livre : c’était très simple mais aussi très poétique. En Italie une chose pareille est beaucoup plus improbable. Le niveau culturel ici est plus élevé, alors qu’en Italie on a la télévision qui l’emporte : nous sommes un pays de communicateurs verbaux. Heureusement, il y a encore des gros lecteurs.

Oui, heureusement il y a aussi de belles surprises littéraires

Oui, moi par exemple je viens de Turin, et il parait que l’année dernière parmi les cinquante livres les plus vendus en Italie quinze ou dix-huit étaient d’écrivains de Turin ou de la région : Paolo Giordano, Baricco, Travaglio… Turin est une ville impressionnante, capable d’inspirer des personnalités diverses. On y respire une atmosphère presque française, on dirait.

On espère alors qu’il y aura d’autres belles surprises littéraires et que ton livre trouve un public ici en France.

Au-delà du succès – qui est quand même le rêve de tout écrivain, mais qui est aussi quelque chose à quoi on s’habitue – ce qui surprend le plus à la sortie d’un livre ce sont les réactions des lecteurs. Je suis journaliste, et dans mon métier j’ai toujours l’impression que ce que j’écris dure un jour et que je ne peux donc pas vraiment entrer dans la vie des gens. Mais grâce à ce livre j’ai eu l’impression pour la première fois d’avoir eu cette possibilité. C’est une grande responsabilité mais aussi une récompense très importante. Par ailleurs, cette expérience a été en quelque sorte la confirmation que dans la vie à la fin tout ce qui nous arrive a un sens et nous sert à avancer, parce que malgré toute ma souffrance, mon histoire m’a amené à écrire ce livre. La vie, c’est un peu comme dans les films de Woody Allen, où les acteurs ne comprennent pas ce qu’ils font pendant qu’ils sont en train de jouer parce qu’ils n’ont pas lu le script. Ils ne comprennent qu'à la fin, lorsqu’ils regardent le film tout entier. L’Au-delà doit être un peu pareil : comme une énorme salle de cinéma où l’on projette notre vie pour qu’on puisse finalement tout comprendre.