Interviews

Publié le vendredi, 6 décembre 2013 à 10h11

Entretien avec Anilda Ibrahimi

Par Stefano Palombari

anilda-ibrahimi.jpgInvitée aux Littératures européennes Cognac, Anilda Ibrahimi a passé quelques heures à Paris et j'en ai profité pour la rencontrer. Plus qu'une interview ce fut une discussion sur son livre La mariée était en rouge mais aussi plus généralement sur l'Italie, l'Albanie, la littérature, la communauté et le concept d'identité nationale.

Comment te sens-tu parmi les « Peppini » (sobriquet utilisé par les Albanais pour définir les Italiens) ? Dans ton roman tu parles d'une relation d'amour et de haine à leur égard.

Je suis fascinée par la capacité qu'ont les Italiens de se rassembler. Ils sont encore une véritable communauté. Quand je fais des rencontres dans les différents pays en Europe ou ailleurs, les Italiens du lieu se mobilisent, et sont nombreux à répondre présents. Ils gardent un lien fort avec la langue. A l'étranger je suis Italienne. Ce n'est pas grâce à mon passeport mais culturellement. Dans tous les pays où je me rend en tant qu'écrivaine, je me sens profondément Italienne. Et la communauté italienne qui m'accueille avec chaleur me conforte dans cette sensation.

A Rome, en revanche, je reste l'Albanaise qui écrit en italien. En Albanie c'est encore différent, car je suis la spécialiste de littérature italienne et on ne me considère presque plus comme Albanaise. Pour eux c'est la langue qui définit l'écrivain et moi j'écris en italien. D'ailleurs mes livres ne sont pas traduits en albanais.

La première littérature dite d'immigration avait des thèmes bien spécifiques. Une littérature engagée, de dénonciation. Puis est arrivée la vraie littérature, détachée de ces thématiques particulières, qui voulait simplement raconter des histoires, créer des mondes par des moyens littéraires. Ses auteurs viennent de différents pays mais ils écrivaient tous en italien (voir Amara Lakhous).

Parler d'identité aujourd'hui n'a plus aucun sens. Le monde a changé et change tout le temps. Et ton identité avec. Personnellement, je ne sais pas où se termine ma partie albanaise et où commence celle italienne. Il y a sûrement un rapport avec la langue. Je m'exprime beaucoup plus en italien qu'en albanais. Et mon albanais est resté celui d'il y a 20 ans.

La Mariée était en rouge, est-il un roman autobiographique ?

L'atmosphère. Le point de départ, c'est tout. J'ai toujours trouvé déplorable cette mode du roman nombriliste dont souffre la littérature italienne mais aussi celle d'autres pays comme la France. Tout tourne autour de l'écrivain. Pour moi, le sujet littéraire doit être universel. Une histoire qui, même si elle touche l'auteur de près, métamorphosée par l'instrument littéraire, devient quelque chose qui concerne tout le monde, la communauté. L'idée de communauté est très souvent présente dans mes discours.

Saba incarne un passé féminin, de transmission de mère en fille. Je suis issue d'une culture orale. Ma grande-mère était quasiment analphabète. Elle a appris à lire et à écrire après la guerre. A l'arrivée du communisme. Quand j'étais petite, elle ne me lisait pas les contes, elle me les racontait. C'est pour cela que j'ai senti le désir puissant d'écrire tout ça, avant que cela ne disparaisse.

Malgré la violence que Saba subit au début du livre avec son mariage forcé, j'ai l'impression que le vrai pouvoir était dans les mains des femmes. C'étaient elles qui prenaient les décisions importantes.

Toutes les sociétés méditerranéennes, si l'on pense aussi à la Sicile, la Calabre et les Pouilles, se ressemblent. La même histoire pourrait se dérouler dans n'importe quel pays méditerranéen. L'empreinte culturelle de ces pays est la même. A bien réfléchir, la société patriarcale et celle matriarcale sont deux faces de la même pièce. Les hommes représentent la famille en dehors des murs domestiques et les femmes à l'intérieur. La figure fondamentale et omniprésente de la mère est une constante de toute la société méditerranéenne. '' Un autre point que je voudrais aborder avec toi est la période du communisme sous le dictateur Hoxha. Dans ton roman il est évident que, du moins au début, il a joui d'une grande popularité. Les gens voulaient vraiment bâtir la société nouvelle.''

Hoxha a été très aimé jusqu'à la fin. Ça c'est un fait. Il a été très populaire car il a su sauvegarder toutes les traditions populaires. Les us et coutumes ancestraux ont continué et se sont mélangés avec les diktats de la société nouvelle. Il a éliminé toutes les religions, ça oui. Mais les Albanais n'ont jamais été très religieux.

J'ai beaucoup aimé l'épisode du prêtre du village qui se transforme en Imam le temps d'une bénédiction.

En Albanie il y a un syncrétisme religieux très fort. Il s'agit d'une histoire vraie, qui m'a été racontée par ma grand-mère. Pour les gens du lieu, prêtres et imams sont collègues car finalement Dieu n'est qu'un seul. C'est très ancré dans la tradition rurale albanaise. Ma mère, qui pourtant a fait des études, fréquente toujours régulièrement les églises catholiques, orthodoxes et les mosquées. C'est du bon sens populaire. En fin de comptes « à aller partout on ne risque pas de se tromper ».

Pour revenir à Hoxha, il s'est glissé à l'intérieur de logiques traditionnelles albanaises. Son « communisme » a été compris et accepté. Il a opéré des changements dans la continuité. Sauf pour l'émancipation féminine. Il a dû l'imposer. Ça il faut le reconnaître. La condition des femmes pendant la période communiste s'est beaucoup améliorée.

Loin de moi l'idée de faire une apologie du régime. Je voulais raconter la vie telle que je l'ai vécue. Pendant cette période, je menais une vie normale, et comme moi beaucoup d'autres Albanais. Je voulais m'écarter d'un filon littéraire qui avait la tendance à caricaturer avec du sang partout, des places remplies de corps décapités et des gens qui vivaient toujours dans la peur. Nous vivions normalement. Voilà, j'ai voulu raconter la normalité de la vie pendant le régime d'Ohxa. Sous un dictateur, les gens continuent de vivre, de tomber amoureux, de faire l'amour, de faire des enfants, d'arroser les plantes... Je voulais rendre cette dimension de normalité, de quotidienneté, de rêve et d'espoir. J'ai montré aussi les côtés grotesques du pouvoir mais tout ça sans rhétorique. Mon but était justement de ne pas tomber dans la caricature et la rhétorique. J'ai peut-être eu beaucoup de chance mais je peux affirmer sans risque d'être démentie que mes camarades de quartier et moi n'avons pas vécu dans un climat de terreur. Il y a aussi un peu de nostalgie pour une époque où on se sentait protégé.

C'est très juste aussi ton étonnement qu'à la chute du régime du jour au lendemain tout le monde s'est découvert dissident. Et ça depuis toujours. Ils ont dû s'inventer un passé de dissidence.

Ce fut pour moi une vraie surprise de découvrir que soudainement des gens bien intégrés dans le parti, prétendaient avoir toujours été des opposants. Des officiers, des fonctionnaires, des cadres qui quelques jours auparavant étaient les gardiens de l'orthodoxie, lorsqu'ils ont vu que le régime ne pouvait pas tenir, ils sont descendus dans la rue avec la foule pour réclamer le changement. Il n'y avait plus personne pour assumer son propre passé. Il aurait été beaucoup plus honnête de reconnaître : « j'y ai cru et je me suis trompé ». Car ils étaient nombreux à croire en l'homme nouveau dans la société nouvelle. Je dois être prudente en m'exprimant sur le sujet car j'ai été accusée de faire l'apologie du communisme. Parce que je ne parlais pas assez des horreurs du régime et pas avec suffisamment d'emphase.

On revient toujours aux étiquettes

Oui, exactement comme pour la littérature. Il ne savaient pas où me caser. Littérature italienne ? Non avec un nom pareil ! Littérature étrangère ? Non plus, il ne s'agit pas d'une traduction. Elle écrit en italien... ils sont bien embêtés. Donc ils ont inventé la case « littérature d'immigration ». Qui ne veut rien dire. C'est une étiquette qui m'agace. Car cela impacte sur ce qu'on sent d'être. On ne peut pas se sentir « invité » à vie. Migrants... nous sommes tous migrants. On a presque l'impression que cette précision « d'immigration » atténue la portée du mot littérature. Comme si ce n'était pas de la littérature à part entière.