Interviews

Publié le lundi, 10 février 2014 à 16h29

Entretien avec Enrico Cerea

Par Stefano Palombari

Enrico Cerea, photo Fiamma LuzzatiA l'occasion des ateliers animés par des grands chefs étoilés transalpins à l'Hôtel de Galliffet (siège de l'Istituto italiano di cultura), j'ai eu le plaisir de rencontrer Enrico Cerea, chef du restaurant Da Vittorio, trois étoiles Michelin, près de Bergame en Lombardie. Ces ateliers-rencontres ont été organisés par l'Institut culturel italien de Paris dans le cadre de L'Italiano in cucina, des rendez-vous en langue italienne avec les cuisiniers les plus significatifs du panorama gastronomique italien. On y apprend et on y déguste des créations uniques. Plus d'informations sur l'Italiano in cucina.

En France, on a la tendance à identifier la cuisine italienne avec la cuisine traditionnelle. Comme si notre gastronomie ne pouvait plus rien inventer de nouveau sans se trahir.

Chacun défend ses valeurs et ses intérêts. J'ai vu de l'hostilité, ou plutôt du rejet, de la part des Français lorsqu'on a assisté à la vague de la cuisine espagnole. Pour moi la vague espagnole a été une vague de modernité qui a eu des effets positifs sur la gastronomie mondiale. Elle a eu également, comme cela arrive toujours, des points négatifs. Cependant, je crois qu'il fallait en tenir compte, la considérer. En Italie, j'ai remarqué avec plaisir une envie des cuisiniers de s'en approcher et en partie de la suivre. Ce qui n'a pas eu lieu en France. C'est peut-être une réaction compréhensible. Ils se sont sentis atteints et menacés dans leur suprématie. Cela ne leur a pas plu.

C'est pareil pour la cuisine italienne. Nier son progrès, c'est une façon d'exclure que l'on puisse jouer dans la même catégorie. En Italie, ça bouge beaucoup en ce moment. Il y a des jeunes qui ont très envie d'expérimenter des nouvelles techniques et conceptions de la cuisine. Notamment, celles qui arrivent en ce moment de l'Europe du Nord. Je vois plus de ferments en tout ça que dans le milieu gastronomique français.

Cela dit, pour ma part, j'ai toujours le plus grand respect de la cuisine française. Je la considère comme une base fondamentale sur laquelle tout cuisinier doit se pencher et apprendre. On doit la respecter pour tout ce qu'elle a donné et permis. Je peux comprendre leur point de vue. Nous, les Italiens, pourrions dire qu'ils sont chauvins et eux de nous que nous avons des défauts bien plus graves.

La tradition reste quand même un point de départ

La tradition c'est notre richesse, c'est un point de départ qui nous rend plus riches et plus importants. Je suis toujours étonné lorsque les jeunes diplômés de l'école hôtelière, qui manient le siphon ou d'autres techniques modernes comme je suis peut-être encore incapable de le faire moi-même, ne savent pas réaliser, par exemple, la polenta. Il faut commencer par la cuisine traditionnelle classique et puis on peut continuer et aller au-delà. Uniquement de cette façon on peut atteindre l’excellence de la gastronomie, lorsque la base est solide. Si on commence avec les nouvelles techniques sans savoir maîtriser les anciennes, il n'y a point de progrès possible. Et la cuisine, au lieu de s'enrichir, s'appauvrit.

Et le terroir

Le terroir est fondamental. Nous avons la chance d'avoir une nation qui va du Haut Adige à la Sicile, avec des produits dont la variété, la richesse et la qualité sont hors pair. Fromages, viandes, légumes, truffes, champignons, vins... chaque région nous offre des produits que tout le monde nous envie. Ce n'est pas un hasard si les anciens Romains choisirent l'Italie comme point de départ pour gouverner le monde.

Que penses-tu de la cuisine fusion ?

Fusion, ça me fait peur. Plus que « fusion », je dirais « confusion ». Sont rares les restaurants qui proposent une cuisine fusion pure, vraie... je l'ai goûtée mais elle me lasse vite. Je vois beaucoup de confusion. Elle est facile. C'est le discours qu'on faisait tout à l'heure. Ce qui la pratiquent ne connaissent pas les traditions. Ils se limitent à mélanger certains ingrédients, après deux ou trois voyages à l'étranger. Ils pensent ainsi faire une fusion mais ils créent seulement de la confusion sur le palais et les sens des clients. Cela ne communique rien et surtout ça ne donne pas envie de retourner dans le restaurant.

Comment tu vois la situation actuelle de la cuisine italienne ?

En Italie, l'amour de la cuisine ne nous a jamais abandonné. Comme je disais, la tradition de notre gastronomie est une base solide qui nous permet de rien craindre de la comparaison avec d'autres cuisines. Le rapport avec d'autres traditions culinaires ne peut qu'être bénéfique. Aujourd'hui l'intérêt pour la gastronomie des pays de l'Europe du Nord est une source ultérieure d'idées. Il ne faut pas avoir peur des nouveautés.

Et dans ton restaurant, Da Vittorio, quel type de cuisine peut-on goûter ?

Je pars de la tradition lombarde, à laquelle je suis très attaché. Cependant, mes plats présentent également des produits qui viennent de loin, voire de très loin comme le king crab de l'Alaska ou la crevette rouge de Sicile. Je fais venir d'Orient une sorte de petite roquette au goût de wasabi que je mélange aux cime di rapa (pousses de brocolis) des Pouilles. Grâce aux possibilités de déplacement d'aujourd'hui, on ne peut plus mourir tout seul dans son petit potager. Tout ça reste de la cuisine italienne, mais moderne, curieuse et ouverte au reste de la planète. Pour stimuler le palais de mes clients.