Interviews

Publié le jeudi, 16 février 2017 à 09h31

Fuocoammare à Hollywood

Par Valentina Pasquali

 

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A l'occasion de la présence de "Fuocoammare" à la nuit des Oscars 2017, on va republier l'interview que Gianfranco Rosi a accordé à L'Italie à Paris l'automne dernier.

Les débarquements à Lampedusa: une question italienne ?

On dirait que l'Europe s'est rendu compte il y a un an seulement d'un phénomène qui dure pourtant depuis des décennies. Au cours des trente dernières années, 500.000 migrants sont passés par l'avant-poste de la liberté. L'Europe a démontré qu'elle a le même «œil paresseux» que Samuel, le protagoniste du film. Je dirais aveugle, plutôt. Et maintenant, la politique de l'Europe se réduit à donner de l'argent à celui qui, en réalité, est un dictateur, Erdogan. Ils continuent de se rencontrer, mais hypocritement, ils n'arrivent à poursuivre qu'une politique totalement désastreuse, qui va conduire de ce pas à l'échec de l'idéal de l'Europe.

Le monde semble ne s'être aperçu de cette île que récemment, d’ailleurs elle n’est plus vraiment une île en réalité, du moins d'un point de vue médiatique. En quoi votre regard est-il différent - sur le lieu et sur le phénomène - de celui de l'information ?

J'ai choisi de déplacer le point de vue de ce qui est l'attention des médias, toujours liée au drame des migrants et j'ai voulu montrer qu'il y a une île avec une identité propre, ses propres habitants et j'ai choisi le point de vue d'un enfant et d'un médecin, qui sont les personnages principaux. Comment les personnages ont-ils été choisis? Il y a les représentants de différentes générations, depuis l'enfance, jusqu'à la grand-mère de Samuel qui rappelle la Deuxième Guerre mondiale ... Il est important de raconter les personnages comme des archétypes, Lampedusa compte 4000 habitants et je ne pouvais pas tous les rencontrer.

J'ai raconté ceux avec qui j'ai eu un échange important, ceux avec lesquels j'ai établi une relation de confiance, en particulier ceux qui, selon ma sensibilité, racontaient quelque chose qui allait au-delà de leur vie et qui étaient la représentation plus profonde d'un état d'esprit, comme celle de Samuel, du médecin, de tante Marie ou du DJ, personnages qui ont tous un monde intérieur très fort, et leur histoire nous conduit toujours vers quelque chose qui va  au-delà de Lampedusa, des archétypes qui racontent beaucoup plus que l’histoire que nous pouvons voir.

Quel a été le rôle du hasard?

Il joue toujours un rôle dans le documentaire, mais une fois que je décide des personnages, ils ne changent plus; Je fais le vide tout autour et cela devient une sorte de recherche intérieure, de représentation biographique, comme une «étude des caractères », c’ est ce que je développe ensuite dans le film.

Et il y a aussi le personnage de la mer qui joue un rôle, qui est source de vie pour les habitants de l'île, mais aussi lieu de mort... C’est comme au temps de la tragédie grecque qui parle de la vie et la mort, pour une île, elle est une condition liquide, et en effet le personnage que j'appelle « l'homme poisson » est important, il vit sous l'eau où l'on s’attend à une rencontre particulière avec lui, alors qu’au contraire, c’est simplement la vie quotidienne, où il y a aussi une sorte d’apnée du spectateur, comme une sorte de parenthèse narrative, une ponctuation émotive.

Pour moi sont donc importantes toutes ces formes liées plus à la fiction qu’au documentaire, où tout vient de la réalité et où c’est la réalité qui s’impose, il n'y a rien d'écrit dans le film, rien de direct. Toutes les situations sont authentiques, cependant, j’utilise le langage du cinéma pour renforcer certaines situations et les rendre plus réelles.

Combien de temps a duré la conception du film, puis l’installation dans l'île et l’approche avec les personnages?

Pendant les deux, trois premiers mois, je n’ai pas tourné une seule image, il était important pour moi d'entrer en contact avec les différentes situations et avec les personnages, afin de rechercher un parcours narratif possible.

Puis, une fois que j'avais un noyau de départ des personnages, le tournage a commencé et il a duré un an et demi, montage compris, que j’ai réalisé sur l'île car durant le montage j’ai continué de filmer. Pour moi, il était important que le monteur soit sur l'île et respire cet air, lui aussi devait faire une sorte d'immersion dans ce monde.

Comment les personnages ont-ils réagi à cette arrivée?

Tout est très léger, se retrouver, se rencontrer, la confiance mutuelle, tout ça était des éléments fondamentaux. Pour moi, le temps est essentiel pour rencontrer les personnages et leur faire raconter leurs histoires. Je sais toujours quand je commence un film mais jamais quand je le finis.

L'écriture se fait à travers la caméra, de jour en jour; je prends un chemin sans jamais savoir où il me conduira, comme une sorte de labyrinthe dans lequel je dois trouver la sortie. Je dois sentir la disponibilité des gens que je filme, sinon je ne n’y arrive pas, c’est une relation qui évolue et se renforce avec le temps.

Etes-vous restés en contact?

Oui, avec tout le monde. Mais ils ne comprennent pas pourquoi je suis toujours en route avec le film, eux sont retournés à leur quotidien. Pour eux, ça c’est terminé comme ça. "Fuocoammare" est un film qui a un «avant» et un «après».

L'attitude, la vision que vous avez du phénomène migrants ne peut pas être la même après l’avoir vu... Le cinéma ne peut pas changer le monde, mais, cependant, je crois qu'il peut éveiller les consciences sur certaines choses, et donc si les spectateurs sortent de la salle en se demandant "qu’est-ce que je peux faire ?", « qu’est-ce qui a changé en moi ? », c’est déjà une grande réussite.

Le film est un appel à l'aide, un cri de désespoir de ceux qui partent pour échapper à la tragédie, aux catastrophes, à la pauvreté et à la faim, et pour cela ils doivent traverser la mer qui est maintenant devenue une fosse commune. 
Un massacre, un holocauste dont l'Europe est responsable, puisque nous savons très bien ce qui se passe en Libye...

Et nous n’avons les traces que d’une partie de tous ceux qui partent à bord de ces « choses » qui ne sont même pas des bateaux, mais juste un truc qui flotte pendant quelques heures... Et le cri «Help!» qui s’élève et qu’on entend dans le film n’est malheureusement pas toujours entendu. La solution est politique, et l'Europe ne peut pas renoncer à la trouver. La peur, l'ignorance, le populisme, doivent être combattus et les murs ne peuvent pas survivre, ils n’ont jamais survécus à l'histoire.

Fuocoammare : réalisation et scénario Gianfranco Rosi - Italie, 2016.