Interviews

Publié le vendredi, 6 juin 2008 à 22h32

Francesco De Filippo

Par Stefano Palombari

Francesco De FilippoFrancesco De Filippo est écrivain et journaliste de l’ANSA. Il est l’auteur du très beau roman Le Naufrageur, sorti en France, chez Métailié en avril 2007. Nous l’avons rencontré en mai 2008, lors de son passage à Paris pour parler de son livre.

Le personnage principal de votre livre est un jeune Albanais qui vient de débarquer en Italie. C’est derniers temps de nombreux écrivains ont abordé le thème de l’immigration. Quelle en est la raison ?

L’Italie est un pays d’immigration, de la fin du 18ème jusqu’aux années 70 du siècle dernier, environ 27 millions de personnes ont quitté l’Italie. Donc environ une famille sur trois/quatre a un membre qui habite en Argentine, en Australie, en France....
Notre pays a était pris à contre pied. Les Italiens pensaient être encore des pauvres car la richesse est très récente et elle est arrivée soudainement. L’Italie n’était donc pas préparée à cette vague de gens qui arrivent poussés par la faim. Car c’est ça. Si on décide de tout quitter et d’affronter un voyage long et pénible pour arriver dans un pays dont on ne connaît ni la langue ni la culture, où on n’a pas d’attaches, où on se retrouve sans travail ni logement… Ce n’est que la faim qui peut pousser une personne à endurer tout ça.

Ou des raisons politiques…

Ou des raisons politiques bien évidemment. Quand nous nous sommes rendus compte que le monsieur qui nous dérangeait pour nous laver le pare-brise à chaque fois que l’on s’arrêtait au feu avait un doctorat, nous avons commencé à nous interroger sur la teneur du phénomène.
Malheureusement les hommes politiques n’aident pas toujours à la compréhension. Je me rappelle encore d’un politicien peu avisé, ou peut-être il voulait tout simplement exploiter le mécontentement, qui conseilla aux Italiens de tirer sur les « carrette del mare » (les rafiots surchargées de clandestins NDR).
Mais aussi sur le rapport entre la criminalité et la présence des étrangers il y a beaucoup de démagogie. Le problème de la criminalité n’est pas directement lié à l’immigration. Dans tous les peuples de tous les pays il y a toujours un pourcentage qui ne respecte pas les règles. Si quelqu’un fait quelque chose de répréhensible il doit être puni pour ce qu’il a fait et pas pour ce qu’il est. Si un étranger commet un délit, il doit être traité exactement comme un délinquant italien.
De mon point de vue ce phénomène « envahissant » et coloré est une chance pour l’Italie. Essayer de se protéger contre ce mouvement mondial n’a aucun sens et aucune possibilité d’aboutir. Il y a des continents entiers qui ont faim. Eriger des murs pour tenter des les repousser c’est naïf. C’est pour cela que le travail remarquable que font certains écrivains et journalistes est quelque chose qui les rend en quelque sorte des pionniers. Ils essaient de fournir une clef de lecture différente.

Cela devrait être toujours le rôle de l’écrivain de rendre aux phénomènes la complexité que souvent les politiques et certains journalistes tendent à simplifier.

Notre génération a grandi pendant la guerre froide avec la peur de l’autre et d’un état de guerre endémique. Une fois cette situation d’enfermement terminée avec la fin des régimes de l’Est, les occidentaux ont commencé à regarder autour d’eux et à se rendre compte que leur bien-être n’était pas seulement dû à leur capacité de production mais aussi à l’exploitation d’autres peuples. Pour certains ça c’est traduit en un sentiment de culpabilité. Beaucoup d’Européens vont en Afrique aider les populations.
Si l’on veut arrêter le flux migratoire il faudrait réfléchir ensemble à un autre modèle social plus homogène où ce n’est plus que l’industriel occidental qui décide tout ce qui doit se passer dans des pays étrangers, notamment en Afrique et où les richesses des pays bénéficieraient aussi un peu aux populations locales. L’opinion publique européenne est très sensible à ce genre de problème. Le cas des ballons Nike cousus par les enfants en Inde est très intéressant. La pression de l’opinion publique a fait chuter les ventes des produits de cette marque.

Oui mais en même temps la même opinion publique lorsqu’on évoque le danger de l’étranger, tombe dans le panneau.

Les occidentaux devraient apprendre à renoncer à quelque chose. Notre modèle est basé sur l’exploitation des populations d’autres continents. Soit nous continuons ainsi avec cette forme d’esclavagisme soit il faut revoir le modèle. Nous, 30% de la population mondiale, ne pouvons pas continuer à exploiter 80 % des ressources de la planète et nous étonner qu’une partie de ces 70% viennent frapper chez nous pour nous en demander les miettes. Ce n’est plus tenable. Donc il faut que l’on apprenne à renoncer à quelque chose.
Mais malheureusement pour l’instant ce ne sont que certains écrivains et certains journalistes qui en sont conscients, pas les hommes politiques.

En revenant à l’image du laveur de pare-brise qui a le doctorat, c’est un peu le cas de Pjota, le personnage principal de votre roman. Il est embauché par un journal et il fait des petits boulots. Lorsqu’il demande d’écrire des articles, le directeur éclate de rire.

Oui, il arrive en Italie, d’Albanie, convaincu que l’Italie est celle qu’on voit à la télé. Et il pense pouvoir avoir les mêmes possibilités d’ascension qu’il a eues dans son pays dans le domaine de la criminalité. Mais en Italie il veut réussir dans la légalité. Il sera très déçu lorsqu’il se rendra compte que son évolution dans la société italienne est plafonnée, non à cause d’une incompétence mais tout simplement car il est albanais. Et sa réaction sera très violente.
Mais c’est le cas de beaucoup d’étranger en Italie. J’ai voulu montrer comment souvent c’est une situation de malaise qui génère des réactions violentes. Il faudrait faire un essai et placer une famille de suédois, qui pour les Italiens sont au top de la civilisation, dans une situation de ce genre dans des logements minuscules et pourris, loin de tout, sans boulot et sans perspective… leur réaction sera proche de celle de beaucoup d’immigrés pauvres qui se trouvent aujourd’hui en Italie. Je ne veux absolument pas justifier la violence de certains mais simplement tenter d’en comprendre les causes.

Comment est né votre roman ? Vous en avez eu l’idée à cause d’un fait divers ?

Il y a deux raisons principales. Quand j’ai écrit le livre, on était en 2003 et je m’occupais de faits divers. Il y a eu beaucoup de cas de violence commise par des étrangers notamment envers des filles. Je venais d’arriver à Rome et j’ai commencé à me balader en voiture la nuit dans les différents quartiers de la ville. La nuit la ville était totalement différente. Là où pendant la journée il y avait les riches touristes qui visitaient les musées et les monuments, la nuit il y avait des jeunes filles qui se prostituaient, des dizaines, des centaines de filles, souvent mineures. De toutes les couleurs de toutes les cultures. Faisant le lien entre les nouvelles que j’écrivais pendant la journée et cette présence nocturne j’ai compris l’ampleur de l’exploitation. Ce n’était en aucun cas un choix de leur part mais toujours une contrainte. La situation tragique de ces jeunes filles et l’ampleur du phénomène m’ont beaucoup frappé.
En fait, c’était de l’immigration fonctionnelle. Pour le marché, ce qui intéressait chez les filles en réalité ce n’étaient que les organes sexuels, chez les garçons les bras. Mais ce qui ma frappé encore plus c’est l’acceptation des Italiens. Imaginons un père de famille, un entrepreneur, un journaliste par exemple, qui rentre le soir à la maison retrouver ses enfants et juste en face de chez lui il y a une prostituée de 15 ans qui a été kidnappée à sa famille ou vendue par ses parents, envoyée dans un bordel de militaires en Bosnie, puis vendue à une bande d’Albanais qui l’ont emmenée en Italie se prostituer, c’est d’une violence pour nous inconcevable. Mais cela arrive en face de chez nous et nous ne nous en apercevons même pas. Tous les droits qui sont acquis pour les Italiens ne sont même pas en chantiers pour eux. C’est de l’esclavagisme.
On se scandalise à juste raison lorsqu’on apprend le viol d’une jeune fille italienne mais pour des cas 100 fois plus graves, des violences d’une cruauté inouïe faites sur des jeunes étrangères, personne ne bouge. Je suis outré.
Cette violence n’est pas seulement vis à vis des femmes. Les hommes aussi en sont les victimes. Les hommes sont des bras pour l’agriculture ou la maçonnerie. Et lorsqu’un étranger non déclaré, tombe d’un échafaudage, on n’appelle pas l’ambulance on le jette moribond dans un bac à ordure. C’est une barbarie inconcevable pour une société qui prétend être civilisée. Je me pose pas mal de questions, quel est l’élément qui déchaîne cette sauvagerie. Est-ce le fait de se trouver face à quelqu’un de faible qui n’a aucun droit ?
C’est peut-être un peu comme ceux qui achètent un gros 4x4 et se sentent ainsi dans une position de privilège où tout leur est permis, notamment vis à vis des plus faibles : les piétons et les cyclistes.
Le discours politique est totalement instrumental. Ils exploitent le problème des étrangers pour détourner l’attention mais ils savent très bien que si tous les clandestins quittaient l’Italie notre économie s’effondrait. Les riches industriels du nord sont tout à fait favorables à la présence des étrangers car sinon ils n’auraient personne pour travailler dans leurs usines, surtout pour les salaires qu’ils leur donnent.

En France on assiste plus ou moins au même débat et on trouve plus ou moins les même solutions. Il suffit de penser au principe d’expulser 25.000 étrangers par an.

On fait ça en France ? C’est totalement incongru car c’est vrai que l’on élimine 25.000 bouches à nourrir mais aussi 50.000 bras qui travaillent. Peut-être que c’est aussi la peur d’une économie agressive comme celle de la Chine qui fait prendre des décisions hâtives et stupides. C’est pour ça que je crois au rôle des écrivains, des poètes, des intellectuels. Car ils ont souvent une vision différente, plus profonde et souvent ils sont aussi beaucoup plus libres. Ils peuvent se permettre de parler de ce qui dérange.

Oui mais vis à vis de la classe intellectuelle, les Italiens et les Français n’ont pas la même attitude. Le « maître à penser » ne passe pas en Italie.

C’est vrai. En Italie, cette situation a plusieurs responsables qui ont tout simplement contribué à transformer la culture de valeur en son contraire. Le premier responsable est M. Berlusconi. Au-delà de l’aspect politique. Avec ses télévisions commerciales il a diffusé un message banal et banalisant qui a eu comme résultat un assèchement des facultés critiques des Italiens. Mais la responsabilité est aussi des intellectuels mêmes. Ils vivent dans un monde à part, ils donnent des consignes par le biais de la télé et des journaux mais ils ne se salissent jamais les mains. Ils vivent dans les beaux quartiers et de là-bas, ils expliquent comment il faut faire. On ne les voit jamais dans la rue.
Sans vouloir me vanter, mais après avoir écrit des livres sur des sujets difficiles, je me rends personnellement dans ces lieux sensibles de la périphérie de Naples, dans les prisons… Et heureusement il y a de plus en plus de jeunes écrivains talentueux qui font pareil.