Interviews

Publié le jeudi, 29 avril 2010 à 22h08

Roberto Ferrucci

Par Stefano Palombari

Roberto FerrucciNous avons rencontré Roberto Ferrucci à Paris où il est venu présenter son livre Ça change quoi, sur les violences survenues à Gênes en 2001 lors du sommet du G8. Roberto Ferrucci est écrivain, journaliste et traducteur du Français.

Quel est le rôle d'un écrivain au temps de Berlusconi ?

La culture en général est très stigmatisée. Aux récentes élections régionales, la Ligue du Nord a obtenu un score très important dans les régions du nord de l'Italie. Il s'agit d'un parti dont les membres se moquent ouvertement de tout ce qui est culturel. C'est un signe très alarmant mais ce n'est pas un hasard si l'on pense que 80 % des Italiens ne lisent jamais de livres et s'informent uniquement par le biais de la télévision. Mais l'opinion de l'écrivain ou de l'intellectuel en général n'a plus aucun impact.
Ce qui est plus alarmant encore c'est que les intellectuels et les écrivains fassent de l'autocensure. Comme par exemple la maison d'édition Einaudi qui a refusé de publier Quaderno (Le Cahier) du prix Nobel José Saramago dont il était l'éditeur historique (en France Le Cahier est publié par le Cherche Midi).

J'ai l'impression qu'en Italie, la culture n'est presque plus considérée comme une qualité, mais dans le même temps je crains que cette tendance à dévaloriser la culture ne soit mondiale.

L'Italie est à l'avant-garde, si l'on pense que Sarkozy pour plusieurs aspects s'est inspiré de Berlusconi. La différence c'est que Berlusconi a travaillé en amont. Avant de se lancer en politique, il avait déjà préparé le terrain. Berlusconi pendant quinze ans n'a fait que ça, et donc lorsqu'il s'est présenté devant les électeurs tout était prêt. Sarkozy s'est limité à l'imiter mais ici en France, les racines de la démocratie sont bien profondes. Le Français ont les anticorps pour éviter ce problème. Il suffit de voir ce qui s'est passé aux élections régionales en France.
En Italie, Berlusconi a éliminé la gauche, qui aujourd'hui n'existe plus. Il faut dire qu'elle a été fascinée par lui, par sa stratégie, par la facilité avec laquelle il a conquis le pouvoir. Et cette fascination continue. Actuellement, certains maires de centre-gauche prennent des mesures dignes de la Ligue du Nord.
En France par exemple, à la télé on peut encore regarder des émissions qui parlent de livres, tandis qu'en Italie il n'y a plus aucune émission culturelle. Il y en avait une qui s'appelait Per un pugno di libri (Pour une poignée de livres) qui était organisée sous forme de jeu. Car en Italie c'était le seul moyen pour pouvoir parler à la télé de choses sérieuses. Mais elle n'existe plus. Le même discours vaut pour la presse écrite. Il n'existe plus aucun magazine qui parle de livres. Le seul qui résiste est Nuovi argomenti, lui aussi publié par Mondadori (donc Berlusconi N.d.R.). Heureusement il y a la toile. Mais là aussi c'est pour une minorité de personne. L'Italie est le seul pays au monde où le nombre d'accès internet diminue au lieu d'augmenter. C'est le seul pays au monde où pour pouvoir se connecter à un réseau wifi dans un café on doit montrer la carte d'identité. C'est de la folie. C'est un pays de plus en plus marginalisé.

Vous qui connaissez bien la France, vous êtes le traducteur italien de Jean-Philippe Toussaint, quelle est la différence d'après vous entre le monde de l'édition en Italie et en France ?

En Italie l'écrivain doit être une industrie pour exister. On chouchoute l'écrivain uniquement s'il vend beaucoup d'exemplaires, comme c'est le cas de mon ami Ammanniti. Celui qui ne vend pas ou vend peu est ignoré. Ici en France on s'occupe de l'écrivain qui vend quelques livres de la même façon que l'auteur de best-sellers. On le chouchoute car il a écrit un livre dans lequel l'éditeur croit. Qu'il vende cent ou quinze milles exemplaires l'attitude est la même.

Pourquoi en Italie cet apriori vis à vis des écrivains italiens ? J'ai l'impression que par principe on pense, et les éditeurs et les lecteurs, qu'un auteur étranger est forcément meilleur qu'un italien. En France c'est exactement le contraire.

Parce que l'Italie est le pays le plus provincial qui existe. Et ce n'est pas lié à la situation actuelle. Cela a toujours été ainsi. Mais nous ne sommes pas non plus attirés par la littérature française. Je traduis Jean-Phillippe Toussaint et l'Italie est le seul pays où Toussaint n'arrive pas à vendre mille exemplaires. Là je viens de trouver un éditeur pour Patrick Deville, un petit éditeur des Marches. Les petits éditeurs sont souvent beaucoup plus courageux que les grands. Ces derniers ne font que les livres sûrs, ceux qui vont vendre des milliers d'exemplaires. A moins qu'ils ne décident de créer le cas littéraire. Comme pour Paolo Giordano. Beaucoup de gens se demandent que ferait un Pasolini aujourd'hui. Il est sûr et certain que Pasolini aujourd'hui n'écrirait pas en une du « Corriere della Sera », car on l'en empêcherait.

Et votre livre dans tout ça ?

Mon livre est sorti début juillet 2007, une année où en Italie on a recommencé à parler des faits survenus à Gênes car au procès le sous préfet Michelangelo Fournier a avoué « oui, c'est vrai, à l'école Diaz on a fait de la boucherie mexicaine ». On a donc parlé beaucoup de mon livre. Il Manifesto a publié sa critique en une. Même Saviano n'avait pas reçu un tel honneur. Il faut toujours qu'il y ait quelque chose d'extra-textuel pour qu'un livre marche, c'est triste. Saviano sans les menaces de mort aurait vendu beaucoup moins. Au moins, ici en France, le bouche à oreille marche bien. En Italie le milieu des lecteurs est tellement plus petit que le résultat n'est pas comparable. Les éditeurs disent qu'en Italie il n'y a que 5000 personnes qui lisent un certain nombre de livres par an et qui se tiennent régulièrement au courent des parutions, des critiques, des présentations.
De mon livre on trouve encore des exemplaires de la première édition. Donc on a vendu très peu. Cela dit un réalisateur célèbre, dont je ne dirais pas le nom, m'a proposé d'en faire un film. Ce ne serait pas une victoire du point de vue littéraire si on s'apercevait de ce livre grâce au film. Cela marquerait une défaite de l'écriture. J'ai fait pas mal de présentations car les gens voulaient comprendre ce qui s'était vraiment passé. Les événements de Gênes ont eu lieu autour du 20, 21 juillet. Il faisait chaud, les gens étaient en vacances... On n'a pas beaucoup parlé de ce qui s'était passé. Carlo Giuliani a tout de suite été classé comme celui qui était en train de jeter l'extincteur sur le policier qui n'a fait que se défendre. En réalité le pistolet du policier était là bien avant l'extincteur. J'étais très embarrassé vis à vis de la maman de Carlo Giuliani à qui j'ai envoyé mon livre avec une dédicace. Heidi Giuliani a très bien réagi et elle a même voulu faire certaines présentations du livre avec moi.

En lisant votre livre, le lecteur a l'impression que tout ce qui s'est passé à Gênes correspond à un dessein préétabli. Par ailleurs, si je ne me trompe pas vous le dites carrément à un moment donné.

Oui, tout avait été préparé minutieusement. Tout a été programmé. Pendant des semaines et des semaines la télévision a dessiné le scénario possible. Un scénario de guerre. Mais il était aussi possible que rien ne se produise. D'ailleurs le premier jour, la manifestation des immigrés, n'a causé aucun incident. Car la police est restée invisible. Lorsqu'elle a voulu que des incidents éclatent, elle a fait en sorte que cela arrive. Après on se rend compte que l'objectif était justement de dompter le mouvement car c'était un mouvement qui avait une puissance énorme, une puissance politique, de valeurs, de principes. Durant les semaines qui ont précédé le sommet de Gênes, ce mouvement là a produit des documents, des textes, a provoqué des discussions avec des prix Nobel, des scientifiques, des géographes, des écologistes.... En lisant tout ce qu'ils ont fait, on se rend compte qu'un autre monde était vraiment possible. Une autre lecture de ce qui se passe et d'autres solutions. Il fallait donc mater cette force avant qu'elle puisse nuire. Et avec Carlo Giuliani ils ont en effet tué aussi le mouvement. Il est mort de peur et il a été anéanti.
Après ce qui s'est passé à Gênes, beaucoup de gens ont dû aussi évacuer la rage. Ce qui a été mon cas en partie. C'est pour cela que j'ai mis six ans à écrire ce livre.

Donc vous étiez vraiment là.

Oui, j'étais là. Même si Tabucchi dans la préface sème le doute. Car il s'agit bien de littérature. La rage aurait pu avoir d'autres conséquences. C'est l'anéantissement qui a gagné. Franchement, Je ne sais pas ce qui est pire.
Pour revenir à l'autocensure, pour mon prochain livre j'ai décidé de m'auto censurer. Il va sortir en France, dans une édition bilingue, et s'il ne sort pas en Italie, je m'en moque. Il s'agit d'une histoire qui se passe entre Saint Nazaire et Venise. Je fais acte d'autocensure préventive mais exhibée et consciente. C'est une suite idéale de ce livre-ci, peut-être que le personnage principal sera le même, qui affronte l'Italie d'aujourd'hui. L'Italie après Gênes. Un pays que les gaz de la police ont plongé dans un oubli permanent.

> Écoutez l'excellente interview de Roberto Ferrucci par Eric Valmir dans l'émission Esprit critique