Interviews

Publié le jeudi, 25 février 2010 à 14h25

Luigi Guarnieri

Par Stefano Palombari

Luigi GuarnieriLuigi Guarnieri est un jeune auteur italien né à Catanzaro, en Calabre. Je l'ai rencontré à l'occasion de la Fête du livre italien où il est venu présenter son roman historique Les Sentiers du ciel, qui vient de paraître chez Actes Sud. Je lui ai posé quelques questions à propos de son dernier ouvrage, mais pas uniquement.

Pourquoi autant de cruauté et de détails morbides et affreux dans les descriptions ?

Il s'agit d'une question très débattue parmi ceux qui ont lu le livre. Heureusement la plupart des lecteurs trouve qu'il n'y a pas de complaisance de ma part en décrivant cette violence. Cependant certains ont été impressionnés.

Je crois avoir réussi à garder la distance nécessaire pour décrire la situation de façon objective. Je n'ai aucun plaisir à m'attarder sur des scènes de massacres et de tortures. Mais la violence était nécessaire car on parle d'une guerre qui a été le théâtre d'atroces violences. Bien pires que celles dont je parle dans le roman. Pour ne pas fausser la réalité historique, certaines de ces scènes étaient nécessaires. Il ne faut pas édulcorer la réalité.

Les brigands, la perte du contrôle de l'État sur le territoire, les enlèvements dont parle votre histoire qui se passe en 1863, rappellent drôlement le présent.

De mon point de vue un roman historique est toujours un roman qui sert de miroir sur le présent. On parle du passé pour mieux comprendre le présent, ses racines. Cette histoire raconte aussi ce qui se passe aujourd'hui. En lisant attentivement, tous les germes de la situation actuelle sont bien présents déjà à l'époque. La naissance de la « questione meridionale »[1] est totalement présente dans le livre. J'ai essayé d'expliquer au mieux les conditions de pauvreté et de retard de la Calabre. Conditions que l'unité de l'Italie n'a pas réussi à résoudre et qui ont été un terrain fertile pour la criminalité qui sévit dans cette région.

En lisant le roman on se rend bien compte que la population soutient les brigands. Une unité perçue comme une annexion... il y a un problème là.

Il faut distinguer les différentes classes sociales. Les riches propriétaires terriens qui ont gardé tous leurs privilèges étaient assez satisfaits de la façon dont les choses se sont passées. Les pauvres, c'est à dire les paysans, les éleveurs et les travailleurs agricoles de la région, n'ont tiré aucun avantage de cette unité. La révolte naît de l'absence totale de changement. Le « péquenaud » qui n'avait pas de terre avant et qui malgré les espoirs, ne l'aura pas après, prend les armes. C'est évident.

Le discours est totalement différent pour les propriétaires terriens, les grands bourgeois et les grands propriétaires latifundiaires qui gardent les mêmes avantages et privilèges qu'ils avaient avant.

Il y a deux personnages dans votre roman qui font partie de l'armée « piémontaise » tout en étant des Calabrais. Ils ont eux aussi quelques réserves sur l'Unité d'Italie.

Afflittocore n'est pas un militaire. C'est un ancien bandit qui a quitté ses compagnons à cause de différents personnels avec Boccadoro, le chef des bandits. Il est arrêté et contraint d'aider l'armée régulière à s'orienter dans des lieux que celle-ci ne connait guère.

Le lieutenant Ranieri est un ancien officier de l'armée bourbonienne. A l'époque, certains officiers de cette armée furent intégrés dans l'armée italienne, tandis que d'autres allèrent grossir les troupes des révoltés. Le problème c'est que les premiers ne furent pas très nombreux. Là aussi à cause de la maladresse de la politique du jeune Royaume d'Italie.
Ce sont des erreurs qu'on continue de faire. Il me vient tout de suite à l'esprit un parallèle avec l'Irak. Les officiers de l'ancienne armée de Saddam Hussein n'ont pas été automatiquement intégrés dans la nouvelle armée formée par les Américains. Ce qui a créé de très graves problèmes.

Lorsqu'il faut gérer une annexion (car c’est de ceci en réalité qu’il s’agit), c'est essentiel d'intégrer les membres les plus importants du régime précédent.

Quelles issues voyez-vous pour le Sud de l'Italie ?

La situation est assez cristallisée. Même si on assiste à une grande mise en scène. Le problème du Sud de l'Italie a toujours été le manque de contrôle du territoire de la part de l'État. A l'époque des faits racontés dans mon roman, l'armée italienne est contrainte d'intervenir pour réprimer les révoltes qui éclatent dans tout le sud de l'Italie, pas uniquement en Calabre, car elle ne contrôle pas le territoire. Et si un État n'a pas la maîtrise de son territoire, il ne peut rien faire. Il manque la base pour tout développement.

Concernant la mise en scène. On dit que l'État combat la criminalité organisée. Mais le problème c'est que cette dernière est infiltrée dans l'État. Très souvent les deux sont mêlés. Et tant que cela perdurera, la situation ne pourra pas s'améliorer.

Les récents graves incidents qui ont eu lieu à Rosarno[2], que vous inspirent-ils ?

Dans mon roman je décris les conditions terriblement arriérées et de misère absolue dans lesquelles vivait la population calabraise à l'époque. Aujourd'hui les Calabrais, lorsqu'ils parlent des travailleurs étrangers, exploités par les propriétaires locaux, disent tous la même chose : qu'ils sont sales, arriérés, barbares... et décrivent les mêmes situations que décrivaient les « Piémontais » de l'armée italienne à l'époque où se passe mon roman en parlant des Calabrais. Cela veut dire que l'histoire n'a rien enseigné. Les Calabrais ont totalement oublié ce qu'ils étaient il y a cent-cinquante ans.

Les Calabrais sont donc devenus des Piémontais ?

En quelques sorte. D'autant plus que les Calabrais de l'époque ne savaient même pas ce qu'était l'Italie. Et les «Piémontais » de l'époque ne considéraient pas les Calabrais comme des Italiens. Quant on est confronté quotidiennement  à  des problèmes de subsistance on ne s'inquiète pas tellement du patriotisme.

Dans un récent article, Roberto Saviano prétend que les étrangers de Rosarno sont les seuls qui s'opposent vraiment à la Mafia. Êtes-vous d'accord avec son analyse ?

Bien sûr. Mais ils ne sont pas conscients de le faire. Ils ne protestent pas contre la Mafia. C'est leur situation, leurs conditions de vie et de travail qui les opposent « de factu » à la Mafia.

Une dernière question pour moi assez récurrente sur l'état de la littérature italienne. Vous pensez qu'elle est en bonne santé ?

Le monde littéraire italien aujourd'hui est assez fluide. Jusqu'au années 80 la situation était assez bloquée. L'écrivain était une sorte d'oracle, qui parlait de son piédestal. Et les lecteurs l'écoutaient dans un silence religieux. Le milieu littéraire était très fermé, les auteurs étaient presque tous issus de la « bonne société ». Depuis 15 ans l'écrivain italien n'est plus du tout sur un piédestal. Ceci je peux l'affirmer avec certitude. C'est une personne normale qui s'occupe aussi de problèmes de société. Le débat littéraire lancé récemment en Italie par les Wu Ming a eu au moins le mérite de provoquer le débat. Même si ça n'a pas duré longtemps.

Notes

[1] Sous le terme de « questione meridionale » on rassemble tous les maux qui affligent le Sud de l'Italie.

[2] A Rosarno, petit village de la Calabre, des étrangers exploités qui avaient été la cible de plusieurs agressions de la part de la population locale ont manifesté. Il s'en est suivi une véritable chasse aux étrangers de la part de la population locale.