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Piazza Fontana
La piazza Fontana est une place qui se trouve dans le centre de Milan. Elle n'a aucun intérêt artistique et elle demeurerait totalement inconnu si un attentat particulièrement meurtrier n'y avait pas eu lieu le 12 décembre 1969.
L'attentat
Le 12 décembre 1969, une bombe éclate devant une banque sur la piazza Fontana, dans le centre de Milan, faisant seize morts et une centaine de blessés. Aussitôt, les anarchistes sont accusés. Le danseur Pietro Valpreda est emprisonné, tandis que le cheminot Guiseppe Pinelli meurt durant son interrogatoire (c’est le thème de la pièce de Dario Fo, Mort accidentelle d’un anarchiste).
Cet attentat est aussi l'un des facteurs qui a présidé à la naissance des Brigades Rouges. Cet événement est le principal point de départ des « années de plomb » italiennes, et demeure un point controversé de l'histoire contemporaine de l'Italie.
L'enquête
Bien que la nature des attentats du 12 décembre - il y a en eu un autre à Milan et deux à Rome, qui ont fait peu de dégâts -, les moyens opérationnels et la froide organisation dont ils témoignent auraient dû conduire les enquêteurs vers d’autres milieux, les objectifs visés accréditent, à leurs yeux, l’hypothèse de la “ piste rouge ”, qui va les mener très vite sur les traces de l’anarchiste Pietro Valpreda. Quand celui-ci est interpellé et conduit à Rome pour y être “ reconnu ” par le chauffeur de taxi Cornelio Rolandi, qui pense avoir chargé le 12 décembre le responsable de l’attentat, la police a déjà procédé à de nombreuses arrestations dans le milieu libertaire. Le jour même où la presse annonce, à la une, l’arrestation de Valpreda, “ le monstre à visage humain ”, on apprend que les bombes du 12 décembre viennent de causer une victime de plus en la personne du cheminot libertaire Giuseppe Pinelli, trouvé mort dans la cour de la préfecture de Milan, où il était interrogé par les services du commissaire Calabresi : dans sa pièce Mort accidentelle d’un anarchiste, Dario Fo réduira en un petit tas de cendres ridicules les diverses et pittoresques versions policières de la “ chute ” du cheminot du quatrième étage de la questura de Milan. Quant aux charges contre Valpreda, elles vont bientôt se retourner contre la police elle-même : contradictions du “ super-témoin ” C. Rolandi, séance d’identification truquée, production à retardement de prétendues pièces à conviction, tout a été fait pour incriminer cet ex-délinquant juvénile, danseur de variétés sans engagements, anarchiste marginalisé dans son propre milieu, en qui les inspirateurs de l’obscure “ stratégie de la tension ” qui commence à faire sentir ses effets en cette fin d’année 69 ont vu l’homme le plus approprié pour jouer, à son insu, le rôle du coupable idéal.
Le procès
Condamnés à la prison à vie en 1979 pour l’attentat de la piazza Fontana, Freda et Ventura sont acquittés en mars 1981 au motif d’insuffisance de preuves. Fidèle à sa ligne de conduite, la justice continue imperturbablement d’associer Valpreda aux procès sur les faits du 12 décembre, jusqu’en janvier 1986, quand elle le fait sortir définitivement de la scène judiciaire, en compagnie de Freda et Ventura. En 2001, ce sont trois autres fascistes (Delfo Zorzi, Carlo Maria Maggi et Giancarlo Rognoni) qui sont condamnés à la prison perpétuelle pour ces mêmes faits. Puis, le 12 mars 2004, alors que l’attention de l’opinion publique est occupée par les informations en provenance de Madrid, la cour d’appel de Milan annule les peines prononcées contre les trois fascistes.
Le 3 mais 2005 la cours de cassation acquitte tous les accusés et oblige même les familles des victimes à payer les frais du procès. L'indignation est générale.
Fausse piste et manipulations
Il ne fait désormais plus aucun doute, pour l'historien, que la bombe qui explosa en ce 12 décembre ne fut pas le fait des anarchistes. La police fut aiguillée sur une fausse piste, notamment par un certain Marino Merlino, soi-disant anarchiste mais en réalité néofasciste, qui venait de fonder à des fins machiavéliques le libertaire Cercle du 22 Mars. Ni Giovanni Pinelli, qui se «suicida» dans d'étranges circonstances – c'est toute l'intrigue de l'œuvre de Dario Fo, qui a pu s'appuyer sur les transcriptions des interrogatoires de police – ni Pietro Valpreda ne commirent l'attentat de Milan. Selon l'hypothèse la plus plausible, les poseurs de bombe à proprement parler furent des membres du groupe néofasciste Ordine Nuovo (Delfo Zorzi, Carlo Maria Maggi, Carlo Rognoni), qui étaient liés à des extrémistes appartenant à un mouvement frère, Avanguardia Nazionale (dirigé par Stefano Delle Chiaie), et à d'autres compagnons issus de la même mouvance (Pino Rauti, Franco Freda, Giovanni Ventura…). Un lien direct entre ces derniers et des agents des services de renseignements militaires, le SID, a pu être établi (Marco Pozzan, Guido Giannettini). L'implication de certains secteurs du Ministère de l'intérieur (en particulier l'Ufficio Affari Riservati), de la CIA (David Garrett) et des structures paramilitaires secrètes de l'OTAN (le réseau Gladio) n'est pas moins sûre. Comme l'est la complicité d'une partie de la justice, qui s'employa longtemps à brouiller les pistes et à disculper les coupables. Du reste, aujourd'hui, Piazza Fontana reste un crime sans coupables du point de vue judiciaire.
Cela dit, la part exacte de chacun des acteurs dans l'attentat en même temps que dans la stratégie de la tension, dont Piazza Fontana constitue le déclencheur, prête encore à discussion. Il se développa une combinatoire extrêmement complexe, qui mit en présence, à différents niveaux, des éléments divers aux motivations plurielles. Il n'est que de songer à l'alliance contre-nature entre des néofascistes abhorrant le régime en place et certaines instances étatiques l'incarnant par excellence. En 1969, alors que l'Italie était en plein «mai rampant», que les luttes sociales étaient à leur paroxysme, que le Parti communiste montait en puissance, que les idées progressistes et émancipatrices ralliaient toujours plus de jeunes, une fraction de la droite et de l'extrême droite unirent en secret leurs forces pour tenter de provoquer l'instauration d'un régime plus autoritaire. Pour les uns, il ne s'agissait que de susciter une reprise en main plus musclée du pouvoir, en excluant les socialistes du gouvernement et en y intégrant le parti d'extrême droite légaliste (MSI). Pour les autres, l'espoir fut sans doute de singer la Grèce des colonels et de mettre en place, par d'un coup d'Etat, une dictature militaire étouffant dans l'œuf le processus de démocratisation en cours.
L'anticommunisme fut le ciment qui souda les différentes parties en jeu. Mais il y avait encore autre chose. L'extrême droite italienne avait été fortement influencée par les théories sur la «guerre révolutionnaire» propagées par les exilés français de l'Organisation de l'armée secrète (OAS). On sait que, traumatisés par la défaite en Indochine, des officiers français avaient mis au point une doctrine stratégique basée sur l'action psychologique, la guérilla et le harcèlement des civils, laquelle fut expérimentée durant la guerre d'Algérie. Suite à son échec, l'OAS se dissémina, notamment au Portugal, où l'un de ses protagonistes, Yves Guérin-Sérac, créa en 1966 l'Aginter Press, une centrale contre-révolutionnaire qui noua des contacts avec les néofascistes italiens. Ce n'est pas un hasard si trois des figures clés du terrorisme noir en Italie – Stefano Delle Chiaie, Guido Giannettini, Pino Rauti – comptèrent parmi les plus ardents idéologues de ladite guerre révolutionnaire après avoir, pour certains d'entre eux, aidé l'OAS. On a pu démontrer que ces trois individus avaient entretenu des liens étroits avec les croisés d'Aginter Press. Notons aussi que le 31 janvier 1968 eut lieu une réunion entre Rauti et Guérin-Sérac au cours de laquelle on préconisa certaines mesures anticommunistes, y compris d'«éventuelles actions offensives».
De plus, en novembre de la même année, un correspondant italien d'Aginter Press écrivait ceci: «Nous pensons que la première phase de notre action devrait être de créer le chaos dans toutes les structures du régime. Notre activité doit consister à détruire l'Etat démocratique sous couvert d'organisations communistes et prochinoises, que nous avons déjà en partie infiltrées […]. Cela va provoquer un sentiment d'hostilité à l'égard de ceux qui menacent la paix. […]. Nous devrions nous efforcer de convaincre l'opinion publique de l'échec et de l'incurie de l'appareil d'Etat légalement constitué, afin de nous faire apparaître comme les seuls capables de fournir une réponse sociale, politique et économique adaptée aux besoins du moment. En même temps, il nous faudrait apparaître en défenseurs des citoyens contre la désintégration entraînée par la subversion et le terrorisme.» Merlino avait également été lié aux comploteurs d'Aginter Press. Et c'est en revenant d'un voyage en Grèce organisé par Rauti, en 1969, qu'il avait créé le Cercle du 22 Mars.
Peut-être l'initiative vint-elle donc de là. Croyant tenir une occasion de renverser le système qu'ils combattaient, parce que jugé à la fois bourgeois, démocratique, ploutocratique, cosmopolite, décadent et matérialiste, les ultras de l'extrême droite italienne s'associèrent à d'autres milieux prêts à s'engager sur la voie de la violence politique pour barrer la route au communisme, sûrs qu'ils étaient de pouvoir manipuler les éléments plus modérés. Mais qui manipula qui en définitive? Force est de constater qu'au lieu d'un renversement de l'ordre établi, on assista à son renforcement.