Antimafia

Publié le samedi, 10 octobre 2009 à 19h33

"État et mafia: la grande coalition du chantage" (Peter Gomez)

Par Vito Vespucci

"Vraiment étrange que l'unique homme politique a avoir été condamné pour mafia n'ait jamais été écouté, alors qu'il demandait à l'être, et avec insistance"
(Massimo Ciancimino, sur son père Vito)

"Existent 2 chronologies très différentes de l'histoire de la négociation entre l'État italien et la mafia. La première est celle des mafieux Giovanni Brusca et Pino Lipari, qui coïncide avec celle de Massimo Ciancimino. L'autre est livrée par les gradés du ROS (1), Mori et De Donno. Les premiers situent le début des échanges à mi-juin 1992, et les deuxièmes à mi-août 1992. Au milieu, le 19 juillet: l'assassinat de Paolo Borsellino par l'attentat de via d'Amelio (à Palerme, ndlr). Les rencontres se poursuivront jusqu'en décembre 1992, lorsque fut arrêté Vito Ciancimino qui entre-temps, comme l'a révélé son fils Massimo, avait fourni en accord avec Bernardo Provenzano les indications permettant l'arrestation de Toto Riina. Entre janvier et mars 1993, Massimo est interrogé par les magistrats de Palerme, mais son témoignagne ne sera pas considéré comme une "collaboration de repenti". Selon les investigateurs du Parquet de Palerme, après l'arrestation de Riina la négociation se poursuit avec Bernardo Provenzano, protagoniste de la "submersion" mafieuse. Les déclarations du repenti Nino Giuffrè se sont ajoutées au dossier de l'enquête: selon-lui, le "traître et vendu" Vito Ciancimino aurait été remplacé par MARCELLO DELL'UTRI."

Attentats mafieux: le chantage des boss

     "Hommes du gouvernement comme ceux de l'opposition, ils sont tous là: ce sont ceux qui en 1992 et 1993, alors que les bombes mafieuses explosaient dans les rues italiennes, étaient au courant de la négociation ouverte entre Cosa Nostra, les services secrets et le corps des carabiniers. On y trouve aussi des leaders d'aujourd'hui: le premier ministre Silvio Berlusconi et son bras droit Marcello Dell'Utri, qui entre 1993 et 1994, pendant ces journées qui voyaient naitre leur parti politique « Forza Italia », furent informés (selon le repenti de justice Giovanni Brusca) de tous les dessous de ces affaires, de ce qui se passa en coulisses durant cette saison meurtrière.

     À Berlusconi, a répété Brusca maintes fois dans une salle du tribunal et durant divers interrogatoires menés par le Parquet, la mafia fit arriver un message clair et précis. C'était suite à la publication dans les journaux des premiers articles relatant les liens du Cavaliere avec le boss Vittorio Mangano (« homme d'honneur » de Cosa Nostra qui fut employé chez Berlusconi, ndlr). Le message disait: ne te préoccupe pas si aujourd'hui ils parlent de toi... Tes adversaires politiques ne peuvent faire semblant d'être surpris par ces informations et ils ne pourrons te tomber dessus... Car ils sont tous mouillés dans ces affaires... Au contraire, aide-nous à résoudre nos problèmes, sinon on continue avec les bombes, et on finira par te rendre la vie impossible ».

     Au lendemain de la diffusion d' « Anno Zero » (programme mené par Michele Santoro sur Rai2, ndlr), qui vit l'ex-garde des sceaux Claudio Martelli révéler qu'il s'était à l'époque opposé au dialogue entre l'État et l' « anti-État » et avoir fait parvenir au juge antimafia Paolo Borsellino la nouvelle de l'existence de cette négociation ouverte (le juge s'y serait opposé et peut-être pour cela aussi fut-il assassiné), la trame de fond de ces journées sanglantes ressemble de plus en plus à ce qui pourrait avoir été un gigantesque chantage. Un décor dans lequel la Seconde République italienne aurait trouvé ses fondations.

     Ils étaient trop à le savoir et ils furent trop à le taire.

     La première partie de l'affaire n'a désormais plus de secrets. Paolo Borsellino, autour du 23 juin 1992, fut averti par un collègue du ministère de l'existence d'une série de rencontres en cours, entre d'une part le colonel Mario Mori et le capitaine Giuseppe De Donno, et d'autre part l'ex-maire mafieux de Palerme Vito Ciancimino. Le juge comprend que la situation est périlleuse, et que parler avec les sommets de Cosa Nostra ne peux que convaincre le boss des boss Toto Riina que la stratégie des bombes mafieuses a porté ses fruits, puisqu'ainsi la réponse de l'État est de se montrer disponible à traiter avec Cosa Nostra.

     Borsellino refuse immédiatement la négociation, et c'est pour cela que le 25 juin 1992, durant un débat, il explique au public qu'il lui reste désormais peu de jours à vivre. Puis il rencontre Mori et De Donno. Puis encore, le 1er juillet, le ministre de l'Intérieur Nicola Mancino (qui continue encore aujourd'hui à nier l'entrevue) et le numéro deux du SISDE (2), Bruno Contrada.

     Des discours alors tenus, rien de bien clair à disposition, mais le fait est que Riina change alors de stratégie. Ainsi il ne fait pas exécuter (comme pourtant déjà prévu) le « traître » Lillo Mannino, leader de la Democrazia Cristiana sicilienne, mais Paolo Borsellino. 19 juillet 1992, via d'Amelio: un attentat dont l'exécution fut simplifiée par l'absence de contrôles dans la rue d'Amelio, où vivait la mère du juge, et par un autre oubli encore plus incroyable: Borsellino n'avait pas été informé de l'existence d'un signalement fait à l'armée, qui indiquait l'imminence d'une action de Cosa Nostra contre lui et un autre « p.m. » (3): Antonio Di Pietro.

     Giovanni Brusca et Massimo Ciancimino (fils de Vito) assurent que Cosa Nostra était au courant que le présumé « referente » (point de contact) au gouvernement pour cette négociation était Nicola Mancino. Si ceci est le tableau, alors il est clair que cette information était politiquement explosive. Également parce que Luciano Violante lui-aussi (il était alors président de la commission antimafia) savait que les carabiniers parlaient avec l'ex-maire mafieux.

     C'est à ce moment-là, selon Brusca, que Berlusconi et Dell'Utri entrent en scène: un an plus tard, vers le 20 septembre 1993, Brusca lit un article sur L'Espresso. On y parle du Cavaliere et de Vittorio Mangano. Toto Riina, qui ne lui avait jamais parlé de ce lien avec Fininvest (propriété Berlusconi, ndlr) est alors en prison. Durant le printemps et l'été, les bombes de la mafia ont explosé à Roma, Firenze et Milano, mais les attentats n'ont pas eu pour effet l'obtention d'une pression mineure sur Cosa Nostra (4). Ainsi Brusca a l'idée d'utiliser Mangano pour faire arriver son message à Berlusconi. Il en parle à Lucchino Bagarella, beau-frère de Riina, qui lui donne le feu vert. Vers mi-octobre Mangano part en mission. En novembre, comme le prouve un agenda séquestré à Marcello Dell'Utri lui-même, l'inventeur de Forza Italia (Dell'Utri, ndlr)  le rencontre. Puis suivent des pourparlers, qui selon le repenti étaient arbitrées par des patrons de sociétés de nettoyage milanaises. Les discussions se poursuivent au moins jusqu'aux élections de mars 1994. Le futur président du Conseil Silvio Berlusconi est satisfait, selon Brusca: «Mangano me dit alors que Berlusconi en était resté content».


Auteur: Peter Gomez
Titre original: « Stragi, il ricatto bipartisan dei Boss »
Parution: Il Fatto Quotidiano, 10.10.2009
Traduit de l'italien par Vito Vespucci

Illustration: Paolo Borsellino (antimafia2000)

(1) Groupe opérationnel spécial, élite des Carabiniers (ndlr)
(2) SISDE Service de renseignement et de sécurité démocratique (Servizio per le Informazioni e la Sicurezza Democratica (ndlr)
(3) Pubblico Ministero: membre du Parquet (ndlr)
(4) Révision du maxi-procès, assouplissement du régime carcéral 41-bis, entente sur la confiscation des biens mafieux, etc. (ndlr)