Interviews

Publié le mardi, 13 mai 2014 à 18h54

Entretien avec Walter Siti

Par Luca Almonti

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Pourrais-tu nous expliquer ce besoin « d’inoculer le mal » à l’origine de tes romans ?

Je crois que ma sexualité est à l’origine de cette « contagion nécessaire ». Depuis mes 20 ans, je mène une double vie, c’est-à-dire que le jour je fréquente des intellectuels et le soir je vois des gens complètement différents. La tendance mimétique de la langue qui caractérise mes romans est née de ce contraste. D’autre part, j’étais toujours été très gêné par tous ces Italiens qui parlent des problèmes de notre pays à la troisième personne. Les coupables sont toujours les autres, comme par exemple les politiciens, les banquiers, etc. Mais si ils les politiciens se comportent de cette façon discutable, c’est qu’ils y prennent du plaisir, sinon ils ne le feraient pas. Alors avant d’écrire un roman, j’ai besoin de m’inoculer moi-même une partie du mal pour connaître son effet. Je dois me mettre à la place de mes personnages pour essayer de comprendre véritablement ce qu’ils pensent et ce qu’ils ressentent.

Quelles sont les conséquences d’une telle attitude ?

J’ai découvert un monde qui est pour moi totalement fascinant. L’illégalité m’a toujours attiré, car elle signifie échapper au contrôle social. Je suis naturellement fait pour ça, mais dans la réalité il me faudrait plus de courage. Quand j’étais dans les salles de marchés, ces lieux où a lieu la spéculation, j’ai senti l’adrénaline des traders. Ils semblaient parfois en proie à un délire d'omnipotence ; c’était comme un énorme jeux vidéo, sauf que l’on jouait avec des personnes réelles et pas avec des avatars. Ces « immersions » ont-elles eu une influence significative sur ta vie privée?

Elles m’ont surtout sauvé. L’idée de créer un alter-ego qui fasse tout ce que je n’ai pas le courage de faire est une sorte de catharsis, c’est comme si j’avais un masque. Je pouvais envoyer cet alter-ego n’importe où et il serait mort à ma place. Ce fut une expérience psychanalytique qui dura plusieurs années et qui se rapprochait plutôt du chamanisme que de Freud. Ensuite, j’ai commencé à considérer aussi l’aspect négatif. Si le Walter Siti intéressant c’était lui, qui étais-je moi ? C’était comme s’il s'était approprié les parties les plus intéressantes de ma vie.

Et aujourd’hui quel est ton rapport avec l’écriture ?

D’un côté je me sens prisonnier de l’écriture, parce que je sais que tout le reste de ma vie sera dédié à la littérature. Souvent, j’ai la même sensation que Pasolini, quand il disait qu’il était devenu une « bête de style ». Mais d’un autre côté je me sens plus apaisé, car à travers mes livres j’ai dit des choses que je voulais dire depuis longtemps. Je crois qu’après mon dernier roman (Exit Strategy), qui est écrit comme une autobiographie, pendant les 4 ou 5 prochaines années j’écrirai à la troisième personne. Je ne serai même pas un personnage secondaire comme dans Résister ne sert à rien. Après toutes ces années où je ne savais plus si je vivais pour écrire ou si j’écrivais pour vivre, j’ai eu envie de vivre des choses que je n’avais pas besoin de raconter.

Donc tu ne seras pas un écrivain à la retraite, avec son cuisinier à domicile, comme Philip Roth?

Avant de dire qu’il est à la retraite, il faudrait regarder dans son appartement. Après sa mort, je suis persuadé qu’on trouvera des cahiers inédits cachés derrière un meuble.

Cette expérience psychanalytique dont tu viens de parler a été le moteur de ton premier roman, Leçons de nu, ou était-ce plutôt le désir de devenir écrivain qui fut l’élément déclencheur?

Je dirais les deux, mais surtout la première. Quand j’ai eu fini d’écrire Leçons de nu, après 15 ans de travail, je voulais le proposer seulement à la maison d’éditions Einaudi. J’ai pensé « s’ils ne l’acceptent pas, je le jette ». C’était très arrogant de ma part, mais je croyais qu’il serait le seul livre de ma vie. En effet à cette époque-là je pensais avoir contracté le sida, mais je n’osais pas faire les analyses car le sida était encore mortel. Je voulais finir mon roman avant de mourir, car c’était la seule occasion de raconter toute ma vie. Aujourd’hui je me dis qu’avec tout ce matériel j’aurais pu écrire trois romans.

Pour en revenir à l’exploration du mal, d’après toi pourquoi le bien n’est-il plus tellement attrayant ?

La question devrait être plutôt, le bien n’a-t-il jamais été attrayant ? La bonté est un grand mystère. Quand j’ai inventé le personnage de Marcello, qui revient dans 4 ou 5 de mes romans, j’ai pensé à l’Idiot de Dostoïevski. C’est un homme essentiellement honnête et bon, qui, à cause de ses qualités, nuit à ses proches, puisqu’il n’est pas capable de dire non. En effet, la vraie bonté n’est pas adaptée à notre monde, basé sur des pactes sociaux. La personne véritablement bonne ne peut pas faire de compromis, donc elle doit forcément aller à contre-courant. C’est la bonté inopportune qui m’intéresse le plus.

Cependant dans le dernier roman Exit Strategy, tu interromps ton voyage dans les zones sombres de notre société.

En effet, mon dernier livre parle d’une conversion et il finit même avec un désir de mariage. Mais là je viens juste de terminer une nouvelle pour la revue Granta, où je raconte l’histoire d’un culturiste injustement accusé d’avoir tué sa femme avec des anabolisants. Il s’agissait clairement d’une erreur judiciaire et cet homme a tout perdu suite à son procès. Quand je l’ai rencontré en Afrique du Sud où il vit actuellement, j’ai découvert que c’était une personne épouvantable. Tuer sa femme est la seule chose qu’il n’ait pas faite. On pourrait penser que le mal me suit partout.

Dans une critique récente, on dit que tes romans auraient une date d’expiration, en particulier en ce qui concerne l’utilisation d’expressions telle que « sellera », « tronista », etc., qui sont strictement liées à l’actualité italienne. Dans le cas de tes romans, comprendre l’actualité est plus important que s’inscrire dans la durée ?

J’ai toujours l’ambition d’écrire des « classiques », c’est pourquoi dans mes livres il y a souvent des structures mythiques cachées. Pour Résister ne sert à rien j’ai pensé à Œdipe. La mère dit à Tommaso qu’il finira comme son père et malgré sa tentative d’éloignement, à la fin l’oracle s’accomplit. Par ailleurs, je ne crois pas que dans les romans classiques il n’y ait pas non plus d’éléments caducs. Dans la Divine Comédie par exemple, il y a plusieurs personnages dont nous ne connaissons absolument rien et qui demeurent inconnus.

D’habitude, cherches-tu à équilibrer le mythe et l’actualité dans tes romans ? Ne crains-tu pas par exemple que d’ici dix ans la situation économique racontée dans Résister ne sert à rien n’intéressera plus les lecteurs ?

Non, je n’y pense jamais. Mon passé de critique littéraire est déjà très difficile à effacer. Il y a le risque de l’entraînement excessif. Je préfère le découvrir après. Un journaliste m’a rappelé par exemple que Tommaso était aussi le prénom d’un personnage de Pasolini dans Une Vie violente. Je n’y avais pas pensé. Tout simplement, le repenti de la mafia qui m’a inspiré le personnage principal s’appelle Francesco Campanella et j’ai pensé au philosophe italien de la Cité du soleil.

En tant que lecteur, parfois, on a l’impression qu’un personnage agit contre la volonté de son auteur. As-tu eu cette sensation dans tes romans ?

Bien sûr, mais c’est quelque chose qu’on ne peut pas prévoir. Je pense que c’est la conséquence d’un énorme travail d’écrivain. Parfois, la cage qu’on a créée est tellement parfaite et solide que le personnage arrive à s’échapper. C’est le cas de Gabriella dans Résister. Je l’ai imaginée cynique et très calculatrice, mais quand Tommaso l’a abandonne elle pleure dans sa chambre comme une enfant. C’est elle qui me l’a raconté. J’ai dû mettre un astérisque dans le roman, car les personnages ne sont pas toujours comme on les a imaginés.

As-tu retrouvé cette « désobéissance » chez d’autres auteurs ?

Dans son journal intime, Tolstoï dit qu’il avait imaginé Anna Karenine comme la Bovary russe. Elle devait représenter la corruption occidentale qui était en train de se propager en Russie, donc elle devait être une femme stupide. Mais Anna ne l’était pas. Son personnage l’avait dépassé, et je suis persuadé que Tolstoï ne l’avait pas calculé. Ce sont des détails tout à fait fascinants. Ou encore, dans le Théâtre de Sabbath de Philip Roth, il y a la partie où Mickey se masturbe sur la tombe de sa femme. La description est impitoyable, comme si l’écrivain voulait humilier son propre personnage. Au contraire, je pense que c’est Mickey lui-même qui nous fait assister à une scène extraordinaire.

Interview réalisée à l'occasion de la parution du roman Résister ne sert à rien de Walter Siti