Interviews

Publié le lundi, 27 février 2006 à 16h09

" Je prends toujours des risques, quitte à me faire mal " entretien avec Gianna Nannini

Par Denitza Bantcheva

Gianna Nannini ©Seven SebringGianna Nannini, la prima donna absolue du rock italien, fait partie des très rares chanteurs non-anglophones qui ont apporté de nouvelles sonorités et un style inédit au paysage du genre. Dotée d'une voix exceptionnelle, reconnaissable entre toutes, elle a aussi l'avantage d'être un vrai auteur de chansons qui sait trouver l'équilibre entre la recherche musicale et les mélodies propres à marquer la mémoire collective. Au bout de presque trente ans de carrière, elle a remporté un succès plus grand que jamais auparavant avec son disque Grazie, et nous prépare de nouvelles surprises…

Vous n'aviez plus chanté à Paris depuis les années 1990. Qu'est-ce qui vous a donné l'envie de revenir ici maintenant ?

G.N. Les concerts que j'ai donnés ici il y a une dizaine d'années ont été une expérience extraordinaire, mais par la suite, j'ai suivi une voie un peu alternative, qui n'était sans doute pas suffisamment commerciale, et c'est peut-être la raison pour laquelle mon manager et d'autres gens n'ont pas voulu me " lancer " sur le marché français pendant cette période. Moi, je faisais mes recherches, je chantais, j'ai fait le genre de musique que je voulais, et je crois que j'ai réussi, avec cet album que j'ai choisi de faire toute seule du début à la fin, avec Wil Malone, à trouver une nouvelle indépendance. Après le succès que Grazie a eu en Italie, j'ai décidé de revenir en France pour y faire entendre ma vraie voix. Ce que j'ai chanté par le passé était vrai aussi, mais il m'était difficile de continuer dans la même direction, qui ne correspondait pas exactement à ce que je voulais.

Pouvez-vous dire quelques mots sur vos musiciens et sur les chansons que vous avez choisies pour ce concert ?

G.N. La musique est un mélange de violons et de rock : il y a le quatuor à cordes Solis et mon groupe, dont Christian Lohr. Je vais chanter quelques anciennes chansons qui font partie des plus connues, et qui vont bien avec celles de mon dernier disque. Quand je fais un concert, il me faut un programme qui soit une histoire et qui puisse " m'allumer ". Je dois pouvoir vivre à travers les mots que je chante, vivre l'émotion des textes. Je ne peux pas reprendre d'anciennes chansons qui ne correspondraient pas à l'émotion propre au nouveau disque.

Ce disque, Grazie, est un succès phénoménal en Italie, depuis des mois. Etait-ce une surprise pour vous ?

G.N. C'était plus qu'une surprise, et j'en suis très contente. Cet album correspond à des choix personnels et il est essentiel pour moi. Je ne m'attendais pas à des ventes aussi importantes, pendant cette période où le marché du disque se porte mal. Mais parfois, quand on a un succès inattendu, on en reste un peu… Le succès ne permet pas forcément de se sentir bien. Dans ces cas-là, on est souvent obligé de dire que ça va très bien, alors qu'en fait, on se sent mal ! (Rires.)

J'espère que ce n'est pas le cas en ce moment !

G.N. Non, non, en ce moment, ça va bien !

Votre prochain disque, Pia come la canto io, va sortir bientôt. Quelles sont les différences et les ressemblances entre lui et Grazie ?

G.N. Les chansons de Pia font partie d'un opéra qui doit être mis en scène cette année, et qui va être précédé par des concerts où je vais chanter Pia. J'ai écrit cet opéra en suivant ma voix, en l'utilisant pour peindre le personnage. Le sujet remonte au Moyen Age, mais les mots sont d'aujourd'hui, et je pense que c'est un opéra très actuel parce qu'en fait, on vit actuellement un nouveau Moyen Age ! Ce disque aussi est produit par Wil Malone. De fait, il a décidé de travailler sur Grazie parce qu'il avait déjà entendu Pia. Je l'avais contacté pour les arrangements du violon de mon opéra. Il s'en est enthousiasmé aussitôt, mais il y a eu un contretemps qui nous a obligés à remettre Pia à plus tard ; alors, en attendant, on a fait Grazie - le disque qui allait avoir cet incroyable succès ! (Rires.) Mon opéra est né il y a onze ans, mais à l'époque, personne n'en voulait. Ce n'étaient pas des chansons, c'était autre chose, et les producteurs n'y croyaient pas. Finalement, il y a eu des gens comme David Zard, qui a inventé une nouvelle façon de faire du spectacle musical. En Italie, il y a eu Richard Cocciante, avec Notre-Dame de Paris, il y a eu la nouvelle mise en scène de Tosca… David Zard a ouvert une nouvelle voie. Alors, je me suis adressée à lui. Pour commencer, Pia était un bruscello plutôt qu'un opéra. Le bruscello, c'est une sorte d'opéra comme peuvent en faire les paysans toscans. C'est une vieille tradition toscane. Ils font eux-mêmes leurs costumes et ils jouent dans la rue, au mois de mai. C'est pour cela que le disque va sortir en mai. On frappait aux portes des gens, on leur adressait des vœux et on leur chantait des chansons - c'était cela, les débuts du bruscello. Mais c'était aussi un vrai spectacle avec des personnages et une histoire. J'ai donc conçu Pia comme un bruscello, puis c'est devenu un opéra. Par comparaison avec Grazie, les violons y sont plus rock et en même temps plus proches du jazz.

Vous chantez seule les chansons de Pia ?

G.N. Non, j'ai un " invité ", Toscia, un chanteur macédonien. Il a 25 ans et il est meilleur que Pavarotti ! Il est le seul qui pouvait interpréter ces chansons très difficiles sur le plan vocal, qui correspondent à une forme musicale toscane, le contrasto. Parmi les musiciens, il y a Cristiano De Andrè, le fils de Fabrizio De Andrè.

Récemment, le disque Danson metropoli du groupe Avion Travel est sorti en France. Vous y chantez avec Paolo Conte. Qui a eu l'idée de ce duo ?

G.N. Je connaissais déjà Paolo Conte depuis quelques années : j'avais chanté à un festival avec lui et la Mano Négra. J'ai pu ainsi connaître l'homme Paolo Conte, pas l'avocat mais l'homme (rires), qui est extraordinaire. Depuis, on se parlait de temps en temps au téléphone, il me disait souvent que je devrais chanter avec lui… Et puis, les Avion Travel qui étaient en train de faire un disque de chansons de Paolo Conte m'ont invité à y participer. J'y suis allée, il était là-bas, on a improvisé et on a fait cette chanson ensemble.

C'était donc une idée qui vous est venue à la dernière minute ?

G.N. Oui, c'était un peu comme les jazzmen qui font une jam-session ! (Rires.)

Vous faites partie des rares cantautori qui savent renaître, évoluer à chaque nouveau disque. Comment arrivez-vous à renouveler ainsi votre inspiration ?

G.N. C'est une question d'oreille. Je voyage beaucoup et j'entends beaucoup de musiques et de sons différents, qui me frappent. J'ai eu deux maîtres, Conny Plank et, après sa mort, David Allen. Ils m'ont appris à enregistrer et à écouter. Alors, chaque fois que je prépare un disque, je veux faire autre chose que dans le précédent, je veux redécouvrir la musique. C'est toujours une aventure. Je tiens à prendre des risques à chaque fois. C'est pour ça que les managers me trouvent fatigante : ils voudraient que je refasse ce que j'ai fait et qui a bien marché, et moi, je refuse ! (Rires.) Je veux prendre des risques. Je prends toujours des risques, quitte à me faire mal.

Quelles sont les choses et les gens qui vous inspirent pour vos chansons ?

G.N. Les gens sont tous de passage. C'est comme s'il y avait une lumière et qu'ils passaient devant en me la cachant pour un moment… comme des abat-jour ! (Rires.) On peut dire aussi que pour moi, les gens sont comme des antennes… Il y a toujours des travaux chez moi, et quelquefois, il y a un ouvrier, le peintre par exemple, qui passe, qui fait du bruit, qui me parle et qui m'inspire. N'importe qui peut m'inspirer. L'inspiration vient d'une émotion que quelqu'un me fait vivre, et c'est toujours une question de moment.

Est-ce qu'il y a aussi des chanteurs, des musiciens qui vous inspirent ?

G.N. J'aime beaucoup la musique noire. Je rêve de faire un disque de black music, mais… je ne suis pas encore assez noire ! J'ai beau bronzer, ça ne suffit toujours pas ! (Rires.) Je cherche toujours à obtenir un son rond, plein. Les chanteurs qui m'ont inspirée, c'étaient Otis Redding, Janis Joplin… ceux qui avaient la voix cassée, avec les harmoniques originales que cela apporte… On ne peut pas faire cela exprès, on l'a ou on ne l'a pas. Ma technique vient aussi du rock metal, que j'ai fait pendant des années. Je ne m'entendais même pas chanter, alors, ma voix a fini par se renforcer ! (Rires.) Maintenant, j'ai des cordes vocales solides comme les cordes de la basse ! Et beaucoup de fréquences !

Faites-vous des exercices pour entretenir votre voix ?

G.N. J'ai fait du Pilates, du sport qui améliore la respiration… Autrefois, je faisais des exercices vocaux avec mon professeur de chant, la soprano bulgare Maria Klintcheva. Plus tard, j'ai suivi une thérapie vocale en Angleterre, c'était du stretching vocal. Et depuis, je fais ces exercices avant chaque concert. Ils aident à préserver la voix, et à la retrouver si on l'a perdue. Mais ce qui compte le plus, c'est d'apprendre à faire sortir sa voix. La plupart des gens la retiennent, elle reste en eux.

Vous avez soutenu un mémoire de maîtrise sur le rapport entre la voix et le corps…

G.N. Oui, et tout cela, parce que je voulais devenir une chanteuse noire ! (Rires.) J'ai étudié le chant du Sénégal, du Maroc, de Naples, la façon de chanter de Janis Joplin… Ce qui m'intéressait, c'était la manière dont la gestuelle et les mouvements du corps influent sur le chant.

Est-ce que vos gestes et votre façon de danser ont changé depuis vos débuts ?

G.N. Oui, beaucoup. J'étais très rigide, au début, et j'ai toujours cherché à me détendre. Ma culture était rigide : je suis née à Sienne, dans la ville du Palio, où la musique est rigide. Là-bas, les mouvements du corps n'ont pas cette agilité, cette souplesse des gens qui jouent et qui chantent en étant détendus. J'ai cherché à m'assouplir en faisant du sport, et maintenant, j'y arrive mieux sur scène.

Vous faites partie des rares chanteurs qui n'ont presque jamais fait filmer leurs concerts…

G.N. Je n'aime pas beaucoup qu'il y ait des vidéos de mes concerts : je trouve que le concert doit rester une chose précieuse. Le cinéma, c'est autre chose, mais la vidéo live, ça ne restitue jamais le contact entre le chanteur et le public. On ne sent pas ma peau quand on me voit en vidéo. Ce n'est pas assez physique, la vidéo. Ça ne fait pas sentir la vibration…

Etes-vous plus heureuse sur scène ou en studio ?

G.N. Quand je suis sur scène, je ne me rends plus compte de rien. Je ne suis plus Gianna Nannini, je disparais, je fais un tout avec les musiciens.

Vous avez un contact très particulier avec votre public. A vos concerts, la salle chante avec vous, il y a un enthousiasme qu'on ne trouve pas ailleurs…

G.N. Oui, c'est une chose un peu érotique… du moins, je l'espère ! (Rires.) Ça doit être comme ça !

A propos, beaucoup de textes de vos chansons sont érotiques. Etait-ce un choix, depuis vos débuts, d'explorer votre sensualité ?

G.N. Si c'est un choix, il vient de ma voix. L'érotisme tient plus à la voix qu'aux textes. C'est ma voix qui est sensuelle, je pense. Une fois, j'ai travaillé sur un disque avec Sonny Philips, et il m'a dit : " Je n'avais jamais rencontré une voix aussi érotique. " C'est un vrai compliment. Ce n'est pas moi qui l'ai dit, c'est lui !
(Rires.) Moi, je n'en sais rien, je chante. Ce sont les autres qui me parlent de l'effet que ça fait.

Mais il y a aussi vos textes. Un critique italien avait écrit, autrefois, que jamais une femme n'avait chanté des paroles aussi audacieuses…

G.N. Il n'y a sans doute pas eu beaucoup de chanteuses pour parler de sexe. Moi, j'en ai parlé, et j'espère l'avoir fait d'une façon poétique, pas vulgaire.

Vous avez apporté au rock des sonorités méditerranéennes. Etait-ce un parti pris réfléchi ?

G.N. Oui, j'en avais parlé avec Conny Plank. Quand il a entendu ma voix, il a dit : " Pourquoi tu fais l'Américaine ? Fais la Méditerranéenne ! " On a fait des samples de rythmes marocains. Il y a de cela dans Fotoromanza, dont l'arrangement est pour moi un chef-d'œuvre du rock… Une fois, j'étais au Maroc, il y avait des garçons qui jouaient et chantaient ; j'ai commencé à chanter Fotoromanza, et ils m'ont accompagnée tout naturellement, ça leur venait tout seul ! Dans la musique marocaine, africaine ou méditerranéenne, il y a une polyrythmie complètement différente du rythme binaire de la musique anglo-saxonne. J'ai voulu emprunter cette voie. Avec Conny Plank, j'ai trouvé mon identité musicale. On a commencé les arrangements par une mandoline, pour trouver la couleur, on a ajouté le saxo, très méditerranéen, et le synthétiseur… C'étaient les années 1980, on utilisait l'électronique beaucoup plus que maintenant. Dernièrement, avec Wil Malone, j'ai pu trouver des sonorités plus naturelles. J'ai une longue expérience, j'ai travaillé avec des producteurs anglais comme Alan Moulder et David Allen ; on cherchait toujours la voie… J'ai commencé à travailler sur Pia avec David Allen, il m'avait suggéré de chercher du côté de la Toscane, pas seulement du Maroc. Alors, j'ai fait un disque très toscan, Per forza e per amore.

Il y a sur ce disque la fameuse Maremma…

G.N. Je l'ai faite toute seule, avec le vent, les chèvres et les autres sons de la nature ! (Rires.)

Le temps presse, et Gianna Nannini doit nous quitter. Une dernière question…

Avez-vous quelque chose à dire à votre public français ?

G.N. Venez nombreux à mon concert pour qu'on puisse entrer en transe ensemble !