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Publié le mardi, 9 septembre 2008 à 12h19

Cesare Pavese traducteur

Par Stefano Palombari

paveselogo.jpgpavesemoby142.jpgPavese est l'un de ces rares esprits qui ont eu la chance d'avoir du talent dans plusieurs disciplines. Il est poète, écrivain, essayiste et traducteur. Ces différentes activités ne sont pas confinées à des périodes spécifiques. Elles ont parsemé toute sa vie.

Pavese a été traducteur de façon presque ininterrompue de 1930 à 1950 (année de sa mort) avec une petite pause de 5 ans entre 1942 et 1947, période où il se consacre à ses œuvres les plus importantes. La traduction pour lui n’est pas seulement un gagne-pain mais une vraie vocation. En effet, après la guerre, lorsqu’il commence à être connu en tant qu’écrivain, il ne cesse par pour autant de traduire, et parfois il traduit même à titre gratuit ou pour son propre compte.

Les rapports entre Cesare Pavese et la littérature anglophone, américaine en particulier, remontent aux années de l’université. Pavese étudie la « littérature anglaise » à la fac de lettres de Turin. En 1930 il obtient sa « laurea » (qui correspond plus ou moins à la maîtrise) avec une thèse sur L’interprétation de la poésie de Walt Whitman. Il s’agit d’ailleurs du premier essai sérieux consacré en Italie au poète américain.



Ses études terminées, Pavese commence à faire plusieurs petits boulots : Collaborateur du magazine « La Cultura », pour lequel il écrit principalement des critiques et des courts essais, enseignant dans des cours du soir et traducteur.
C’est en 1931 que sa première traduction paraît en librairie chez l’éditeur Bemporad de Florence. Il s’agit de Notre M. Wrenn de l’écrivain américain Sinclair Lewis, prix Nobel de la littérature en 1930. Il est, d’ailleurs, le premier écrivain américain à recevoir cette récompense.
Pavese obtient cette commande par le biais d’Arrigo Cajumi, directeur du magazine « La Cultura ». Parallèlement à la traduction, il écrit un petit essai sur Lewis pour le magazine « La lettura ».

L’Amérique de Pavese

Si pour certains livres il s’agit de commandes, pour d’autres c’est la volonté du traducteur, volonté dictée souvent par un sentiment d’affinité. Dans ses choix littéraires on peut remarquer une forte composante d’identification, une constante sympathie sinon empathie vis à vis des protagonistes. Si l’on prend le cas de sa première traduction, M. Wrenn, le personnage principal du roman de Lewis, a de nombreux traits en commun avec lui : Il est innocent, naïf, et rêve d'aventures. Les romans américains sont pour le jeune Cesare une fenêtre sur le monde. Un monde bien différent par rapport à celui où il vit. Traduire ces romans est sa façon à lui de se rebeller contre la rhétorique nationaliste du fascisme. L’autarcie décrétée par le régime renferme l’horizon culturel italien de l’époque dans des frontières très étroites.
C’est donc principalement à Pavese que l’Italie doit la diffusion des auteurs américains et la naissance du mythe de l’Amérique. La littérature américaine, en tant que miroir d’une société différente, plus libre, meilleure, véhicule les germes de l’espoir. « L’univers littéraire américain était quelque chose de plus qu’une culture une promesse de vie, une rappel au destin ».

Avec la traduction du roman de Lewis, Pavese démarre une période d’intense activité de traduction.
C’est en 1932 qu’il réalise l’une des traductions qui restent encore aujourd’hui un modèle : Moby Dick ou la baleine d’Herman Melville pour l’éditeur Frassinelli. Neuf ans plus tard il reverra et corrigera la traduction pour une nouvelle édition chez Einaudi. En 1934 sort sa traduction du Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce, dont il simplifie le titre en Dedalus, du nom du protagoniste du livre Stephen Dedalus. En 1935 il traduit Le 42ème parallèle de John Dos Passos, puis en 1938 Heurs et Malheurs de la fameuse Moll Flanders de Daniel Defoe et Autobiographie d'Alice Toklas de Gertrude Stein avec les préfaces relatives et en 1939 David Copperfield de Dickens. Sans compter qu’en avril 1939 il achève son court roman La prison, écrit parallèlement à ses traductions.

Les propositions de traductions se succèdent et s’accumulent, notamment de la part de l’éditeur Bompiani. Pavese qui travaille déjà pour Einaudi et pas seulement en tant que traducteur, a déjà trop de travail et il est contraint de les refuser.
En 1940, son rôle à l’intérieur de la maison d’édition Einaudi devient plus important (à cause notamment de l’exil de Leone Ginzburg pour activité antifasciste). Il cherche de nouveaux collaborateurs et il prend contact avec le traducteur et écrivain sicilien Elio Vittorini. Ils entament une correspondance très intéressante autour de l’intérêt commun pour la traduction et en particulier des auteurs américains.
Malgré son engagement accru avec Einaudi, il continue inlassablement de traduire : en 1940 Benito Cereno de Melville et Trois vies de Gertrude Stein, en 1941, Le Cheval de Troie de Christopher Morley et Le hameau de William Faulkner. 1941 est aussi l’année où Pavese publie Paesi tuoi (Par chez nous), le roman où les influences de la littérature américaine sont les plus marquées, sûrement absorbées par le biais de ses traductions.



Le rapport avec ces textes étrangers lui permet également de donner sa contribution au renouvellement de la langue littéraire. Dans les romans américains il y a une forte présence des masses populaires, avec un rendu réaliste du langage. Impossible pour Pavese d’utiliser le registre étriqué du milieu littéraire de l’époque. Il ose donc introduire dans le « style imprimé » des expressions du langage parlé, parlé par le peuple. Il vivifie avec ses traductions le style embaumé de la plupart des œuvres publiées.
On retrouve cette dimension dans son roman Paesi tuoi (Par chez nous). Les dialogues sont prédominants et rendus avec un langage immédiat, brutal et violent avec une forte présence d’éléments argotiques et dialectaux. L’influence de Lewis, Anderson et Faulkner est bien visible. Le livre de Pavese partage avec ces deux derniers écrivains également le thème du conflit entre la ville (Berto) et la campagne (Talino).

Pavese, Vittorini et Fernanda Pivano

Entre les années 30 et 40, l’Italie doit la découverte et la diffusion de la littérature américaine à Pavese d’abord mais aussi à l’écrivain sicilien Elio Vittorini* (dès 1936).
A eux s’ajoute à partir de 1943 Fernanda Pivano**, ancienne élève de Pavese au lycée de Turin. C’est un Pavese, mentor enthousiaste et amoureux, qui lui donne le goût pour les auteurs américains et le « vice » de la traduction. C’est grâce à lui si en 1943 paraît l’Anthologie de Spoon River d’Edgar Lee Master, que Fernanda Pivano avait traduit secrètement pour elle-même.
Mais la tache de ces traducteurs « maudits » n’est pas facile. Ils doivent lutter pour pouvoir imposer leur choix aux éditeurs, parfois ils traduisent gratuitement pour voir le livre sortir, le plus souvent sont très mal payés. Pavese traduit Moby Dick pour mille lires. Parfois, on leur permettait de traduire un américain contemporain en échange de la traduction d’un auteur plus classique.

Pavese traducteur des classiques

Beaucoup moins connu est le Pavese traducteur du grec ancien. Il traduit trois Hymnes d’Homère et la Théogonie d’Hésiode. Par rapport aux traductions de l’anglais, ça ne représente pas grand chose mais là aussi Pavese arrive à innover.
Son intérêt pour les classiques est dû entre autres à ses rapports avec Mario Untersteiner, professeur de littérature grecque ainsi qu’auteur d’un essai remarquable La physiologie du mythe, publié en 1946 qui a un « grand effet » sur Pavese. Il avoue lui-même dans une lettre au professeur que la lecture de son livre lui a donné envie de « ressortir les grammaires et le dictionnaire » et de se mettre à « grignoter » Homère.
Lorsque Pavese demande à Untersteiner de réaliser une traduction littérale de l’Iliade d’Homère pour Einaudi, dont il dirige la publication, Untersteiner lui conseille d’offrir cette opportunité à une de ses élèves particulièrement brillante, Rosa Colzecchi Onesti.
La correspondance avec la traductrice montre clairement la connaissance approfondie que Pavese a de cette langue « terrible – divine et terrible, comme la Terre selon Endymione ».
C’est à travers l’étude du mythe que Pavese aboutit à la traduction, à « usage privé », de la Théogonie d’Hésiode. La publication de Mario Untersteiner y est pour beaucoup mais aussi le remarquable Origines et formes du mythe grec de Paula Philippson. Ce livre fait également un « grand effet » sur Pavese au point que ses Dialogues (Dialogues avec Leuco) en sont tous compénétrés. A ce propos, justement, il ne faut pas oublier que la publication de ce dernier ouvrage remonte à peine à quelques mois auparavant (fin 1947).
L’analyse de la traduction de la Théogonie, qui n’est publiée qu’en 1981, montre une approche très originale à la traduction du grec ancien. Pavese respecte la construction de l’original, il ne bouge pas la disposition des mots. Le résultat est une traduction très fidèle car il arrive à rendre le rythme cadencé, lent, détendu et solennel de l’hexamètre grec.

Les Traductions

  • Sinclair Lewis, Notre M. Wrenn, Florence, Bemporand, 1931.
  • Herman Melville, Moby Dick ou la Baleine, Turin, Frassinelli, 1932 (2ème édition revue, Turin, Einaudi, 1941).
  • Sherwood Anderson, Ris noir, Turin, Frassínellí, 1932.
  • James Joyce, Dedalus, Turin, Frassinelli, 1934.
  • John Dos Passos, Le 42ème parallèle, Milan, Mondadori, 1935.
  • John Dos Passos, La grosse galette, Milan, Mondadori, 1937.
  • John Steinbeck, Des souris et des hommes, Milan, Bompiani, 1938.
  • Gertrude Steín, Autobiographie d'Alice Toklas, Turin, Einaudi, 1938.
  • Daniel Defoe, Heurs et Malheurs de la fameuse Moll Flanders, Turin, Einaudi, 1938.
  • Charles Dickens, Davíd Copperfield, Turin, Einaudí, 1939.
  • Christopher Dawson, La formation de l’Unité européenne du Vème au XIème siècle, Turin, Einaudi, 1939 (2ème édition revue sous le titre La naissance de l’Europe, 1959).
  • Gertrude Stein, Trois vies, Turin, Einaudi, 1940.
  • Herman Melville, Benito Cereno, Turin, Einaudi, 1940.
  • Christopher Morley, Le Cheval de Troie, Milan, Bompiani, 1941.
  • George Macaulay Trevelyan, La révolution anglaise 1688-89, Milan, Bompiani, 1941.
  • William Faulkner, Le hameau, Milan, Mondadori, 1942.
  • Robert Henriques, Capitaine Smith, Turin, Einaudi, 1947.
  • Walt Whitman, Specimen Days (choix de treize extraits avec notes critiques et titre du traducteur : ''Naturisme du XIXème siècle") paru dans «Poesia», Quaderni Internazionali della Medusa, dirigée par Enrico Falqui, Milan, Mondadori, IX, 1948, pp. 168-181
  • Arnold J. Toynbee, La civilisation dans l’histoire cavec Charis De Bosis), Turin, Einaudi, 1950.

*Elio Vittorini (1908 – 1966) écrivain et traducteur sicilien, auteur notamment de Conversation en Sicile (1941). La même année, il publie l’anthologie Americana, interdite une première fois par la censure fasciste, elle ne pourra être diffusée qu’une année plus tard.

**Fernanda Pivano Gènes 1917 est journaliste, écrivain, traductrice. Elle a traduit notamment L'Adieu aux armes d’Ernest Hemingway, dont elle été une amie personnelle et les principaux livres de Francis Scott Fitzgerald, dont Gatsby le magnifique.